|
|
La psychanalyse, une grande histoire ! Il faut en parler de façon simple afin de participer à une prise de conscience utile. Effectivement, il existe encore une grande méconnaissance de la méthode freudienne qui prend cependant de plus en plus de sens dans un contexte sociologique difficile. Ce dialogue avec un enfant, Thibaut, symbolise ainsi l'intérêt d'aborder la psychanalyse en terme de prévention. |
Alors que nous nous promenions, Thibaut, mon petit-fils, me dit :
- Tu sais, Monsieur F., il fait le même travail que toi…
Effectivement, Monsieur F. exerce le métier de
psychanalyste.
Thibaut appartient à cette génération d’enfants qui présente la particularité de savoir qu’ils peuvent avoir recours à des
praticiens de la relation d’aide, le cas échéant…
Ainsi me reviennent les rires d’une patiente me racontant que son garçonnet de neuf ans avait émis le désir de consulter
un "verbatologue" ! Mais, cependant, ces deux enfants n’ont, en aucun cas, prononcé le nom exact de la découverte freudienne…
- Sais-tu, Thibaut, comment s’appelle le métier de
Monsieur F. ?
- Non…
- La psychanalyse.
- Silence…
- C’est un nom compliqué qui a été inventé il y a très longtemps…
- Pourquoi ?
- Ça, c’est une bonne question, mais peut-être serait-il mieux que nous nous asseyions pour en parler ?
- Si tu veux…
- Toutes les inventions existent parce que les enfants, les femmes et les hommes se posent des questions. Comme tous les inventeurs
se posent des questions, sûrement un peu parce qu’ils ont des problèmes…
- Des problèmes… ça fait penser à l’école...
- D’une certaine façon effectivement car les adultes font, en quelque sorte, des calculs tous les jours pour mieux vivre…
C’est un médecin, Sigmund Freud, qui, ayant envie que ses malades ne souffrent plus, a cherché comment les soulager…
Mais, et c’est là sa grande découverte, sans médicaments, sans piqûres.
- Il est "sympa" ce docteur…
- Plus exactement, il "était"… car il est mort depuis longtemps, bien avant que tu naisses. Il est décédé en 1939, il y a donc…
- ? ?
- Soixante ans… C’était un vieux Monsieur à cette époque-là déjà puisqu’il était né en 1856, le 6 mai, dans la ville de
Freiberg en Moravie. Mais sais-tu où se trouve la Moravie ?
- Non.
- Tout d’abord, il faut savoir que la Moravie a changé de nom ; elle s’est appelée ensuite la Tchécoslovaquie qui, depuis
1993, se trouve divisée en deux parties. Ainsi, la terre de naissance de Freud appartient actuellement à la République
Tchèque.
- On fait de l’histoire et de la géographie en même temps !
- Oui. Et d’ailleurs, je ne t’ai toujours pas situé la République Tchèque. Pour simplifier et en l’absence de carte, nous allons
dire de cette région qu’elle est un Etat d’Europe Centrale très à l’Est de la France et dont la capitale est Prague. Mais, pour revenir
plus précisément au sujet qui nous intéresse, Sigmund Freud n’a pas vécu toute sa vie à Freiberg ; il a quitté cette petite ville à quatre ans car ses parents décidèrent d’aller habiter un autre pays, plus au sud, l’Autriche, toute la famille s’installant à Vienne.
- Pourquoi ?
- Les Freud ont déménagé car leur travail n’allait pas bien. Jacob, le père de Sigmund, marchand de tissus, s’est retrouvé
un peu dépassé puisque le commerce vers 1860 évoluait rapidement en raison de machines de plus en plus perfectionnées.
J’oublie d’ailleurs de dire qu’avant de s’installer à Vienne, Jacob, sa femme et leurs enfants ont vécu quelques mois à
Leipzig, la partie allemande de l’Autriche, qu’ils ont dû quitter car leur situation professionnelle connaissait de graves difficultés.
- C’est compliqué…
- Un peu mais tous ces déménagements, tous ces soucis dans la vie de ce petit garçon peuvent avoir leur importance pour comprendre
comment s’est développée sa personnalité.
Du reste, il faut signaler ici que Sigmund, dont le prénom réel était Schlomo Sigismund, appartenait à une lignée juive. Il reçut,
dès la naissance, le baptême juif mais son éducation fut très ouverte ; son père, alors qu’il n’avait pas beaucoup d’argent, lui disait
et lui répétait que pour choisir et pour réussir sa profession future, il ne devait tenir compte que de ses désirs, sans se préoccuper
d’autres choses. Maintenant, ce genre d’attitude est plus courante mais il y a presque cent cinquante ans, avoir un père aussi
libéral, aussi ouvert, devait être extrêmement rare.
- Tu crois que Sigmund faisait tout ce qu’il voulait ?
- "Tout ce qu’il voulait", je ne pense pas mais il devait avoir de toute façon une bonne entente, une bonne relation à ses parents
car il ne posait pas de difficultés. Sigmund Freud disait lui-même qu’il fut premier de sa classe les sept premières années de
sa scolarité ; ainsi ne devait-il pas attirer beaucoup de punitions ! Il sut d’ailleurs très tôt s’entourer de camarades intéressants,
dont Eduard Silberstein.
- Ils étaient très amis ?
- Oh oui, alors qu’ils avaient reçu une éducation différente. Je disais tout à l’heure que Sigmund avait eu la chance d’avoir un
père compréhensif, ce qui ne fut pas le cas d’Eduard dont le père, un banquier juif, passait pour être un peu fou, exigeant de
son fils une grande soumission, notamment dans le domaine religieux.
- Tu veux dire qu’il était obligé de croire en Dieu par exemple ?
- En quelque sorte. Et c’est certainement pour fuir cette souffrance qu’il a été attiré par les idées de Sigmund adolescent
qui, lui, à ce moment-là et peut-être curieusement d’ailleurs, commençait à se révolter ; il critiquait sévèrement la religion,
trouvait que les femmes étaient traitées comme de véritables esclaves, connaissant du même coup ses premiers grands élans amoureux qu’il dirigea vers une jeune fille, Gisela Fluss, fille d’un ami du père de Sigmund.
- Et Sigmund et Gisela se marièrent…
- Non, pas du tout ! En fait, Sigmund s’est aperçu qu’il ne l’aimait pas vraiment et que derrière Gisela se cachait la forte
personnalité de Eleonora, la mère de Gisela. On peut dire aussi qu’au moment de sa rencontre amoureuse avec Gisela,
Freud n’avait que quinze ans et à quinze ans, il avait encore beaucoup de choses à découvrir, d’autant qu’il était épris surtout…
des richesses du monde !
- Je ne comprends pas très bien…
- Si tu préfères, il se doutait que la vie offre des possibilités immenses et il avait hâte de les découvrir. En fait, il développait
une bonne curiosité mais, et alors qu’il ne songeait pas du tout à devenir médecin, il se sentait particulièrement intéressé par
ce que l’on pourrait appeler la relation humaine.
Freud racontait que c’était l’étude de la Bible qu’il avait entreprise tout petit, vers l’âge de sept ans, qui orienta son intérêt
pour l’humanité.
- Au catéchisme, on étudie la Bible…
- Oui. Le catéchisme a pour sens de transmettre une sorte de morale chrétienne, domaine qui touche donc par essence à l’être
humain.
Freud fit ainsi donc des rencontres, comme celle d’Heinrich Braun, autre ami qui marquera un tournant important dans sa
vie puisqu’il le conduira à s’intéresser à la politique.
- Est-ce que Freud voulait devenir Président de la
République ?
- L’histoire ne le dit pas mais il est sûr que s’il avait eu de grandes responsabilités politiques, ça aurait changé passablement
le cours de l’Histoire ! En fait et de toute façon, Freud connut un destin tout à fait exceptionnel, façonné de rencontres déterminantes.
- Lesquelles ?
- Je vais y venir mais il me paraît important de respecter une chronologie, un certain ordre des évènements, un déroulement,
qui peuvent aider à entrevoir d’ores et déjà que, pour les psychanalystes, le hasard n’existe pas…
- Donc pour Freud le hasard n’existe pas ?
- On pourrait même dire que l’essentiel de son oeuvre repose sur cette théorie mais nous en étions à cet attrait qu’il eut pour la
politique qui fit qu’un temps il voulut faire des études de droit, envisageant un avenir dans le "social", comme nous dirions maintenant.
Et, tu vas voir comme les choses sont parfois curieuses dans la vie : Sigmund assista, l’année de son baccalauréat, à une
conférence et c’est à la suite de cette conférence qu’il décida de s’inscrire en faculté de médecine.
- C’était une conférence sur quoi ?
- Tout est parti de lectures de Darwin.
- Je ne sais pas qui c’est.
- Je m’en doute. Darwin était un naturaliste, c’est-à-dire qu’il étudiait ce qui compose la nature, comme les animaux, les
plantes, les roches ; ses travaux, appelés "darwinisme", ont porté essentiellement sur une particularité de comportement
qui tend à prouver que les règnes animal, végétal et minéral se débrouillent parfaitement dans le sens où, depuis des millénaires,
les cycles de vie se perpétuent, s’adaptent, évoluent par des phénomènes de sélections automatiques.
Freud disait que la doctrine de Darwin avait opéré sur lui un effet majeur au point qu’il ait donc eu envie d’aller écouter
cette fameuse conférence qui traitait d’une explication possible du rôle de l’univers. Et c’est ce qui déclencha son désir, en
1873, d’entrer à l’université.
- Ça lui plaisait ?
- Oui. Mais très rapidement, il souffrit d’être juif. Peut-être exagérait-il un peu quand il disait qu’il se sentait rejeté par les autres étudiants
mais, une chose est certaine, c’est que ce sentiment d’infériorité, de domination, le fit réagir ; il se dit que si il existait, rejeté
ou pas, il avait sûrement, lui aussi, un rôle à jouer sur terre.
- A-t-il compris alors ce qu’il fallait qu’il fasse ?
- Ta question s’avère intéressante ici car Freud racontait que, tout jeune universitaire, il avait été optimiste quant à ses capacités
intellectuelles mais que toutes les voies scientifiques ne pouvaient lui convenir. Son tempérament indépendant, ses idées, firent
qu’il obtint une bourse, c’est-à-dire une somme d’argent qui lui permit de se rendre à Prieste pour observer les anguilles.
- Qu’est-ce qu’il a observé chez les anguilles ?
- Il a surtout étudié leur système nerveux, dont des cellules précises appelées maintenant "neurones".
- Il observait les neurones des anguilles à la rivière ?
- Non ! En laboratoire…
- Là où on fait les prises de sang ?
- Il existe plusieurs types de laboratoires. Celui dont je te parle était un laboratoire de physiologie qui appartenait au Professeur
Ernst Brücke. Et dans ce laboratoire, Freud connut enfin des jours heureux. Il s’y fit des amis à nouveau et c’était important
pour lui qui aimait échanger des propos dirons-nous intellectuels.
Et c’est d’ailleurs le Professeur Brücke, outre l’amitié qu’il accordait à Freud, qui lui fit le privilège de lui accorder sa
confiance au point justement de lui confier les travaux sur les anguilles dont je te parlais tout à l’heure.
- C’est bien, il ne se sentait plus inférieur…
- Oui. Il était très apprécié. Mais il délaissait un peu ses études médicales et il ne fut médecin qu’en 1881.
- Il avait quel âge ?
- Il n’avait que vingt-cinq ans mais souviens-toi, il était entré à l’université huit ans plus tôt. Il était encore très jeune, bien
sûr, mais Freud trouvait cependant qu’il avait traîné un peu les pieds…
- Traîné les pieds ?
- Autrement dit, il aurait pu aller plus vite…
- Mais tu disais qu’il n’y avait pas de hasard.
- Tu fais bien de me le rappeler car les six années passées dans l’institut de zoologie du Professeur Brücke lui permirent de rencontrer
un certain Joseph Breuer qui comptera beaucoup dans sa carrière.
- Finalement, lui qui se plaignait d’être rejeté, il en a rencontré du monde !
- Oui. Ainsi pour te dire combien Sigmund appréciait Brücke, il appela son quatrième fils Ernst !
- Je n’aime pas ce prénom !
- Et pourtant, tu vois là encore qu’un prénom n’est pas uniquement choisi parce qu’il "sonne" bien… Dans le choix d’un
prénom, même si les parents ne s’en souviennent pas, il y a toujours une résonance au passé.
- Mais ce Joseph… ? ?…
- Joseph Breuer…
- Breuer, il ne l’a pas non plus rencontré par hasard ?
- Inconsciemment, tu as tout à fait raison car figure-toi que Sigmund a eu un oncle paternel qui s’appelait Joseph et qui a connu
une destinée un peu spéciale.
- Laquelle ?
- Il avait fabriqué des faux billets de banque…
- Ah oui, il était malin…
- Jusqu’à un certain point car sa malhonnêteté lui a fait faire de la prison pendant dix ans.
- Mais Freud, lui, n’a jamais fabriqué de faux billets…
- Non, bien sûr mais les évènements heureux ou malheureux dans une famille ont toujours une grande importance. D’ailleurs, le
père de Sigmund fut très affecté par le procès de Joseph et la société de l’époque a plus ou moins utilisé ce fait divers contre
Freud...
Nous en étions à Breuer, ce tout autre Joseph…
- Je vois que tu as envie d’en parler…
- Tout à fait car, j’insiste, la rencontre avec Breuer marqua un virage important dans l’existence de Freud.
- Tu ne m’as toujours pas dit qui était Breuer.
- Un médecin autrichien, de quatorze ans son aîné et là encore, Sigmund retrouvait en Breuer en quelque sorte un père puisque
celui-ci alla même jusqu’à lui apporter une aide financière, les affaires de Jacob s’aggravant…
Les deux médecins s’entendaient bien ; ils avaient en commun beaucoup de principes.
A propos de principes, j’ai omis de signaler que Sigmund a été obligé d’interrompre momentanément ses travaux à l’institut en
raison de son service militaire qu’il effectua de 1879 à 1880, service militaire qui l’ennuya… On voit bien, finalement, qu’il n’était
pas fait pour une carrière politique ! Et puis, en 1882, le Professeur Brücke conseilla à Sigmund d’arrêter le domaine de la
recherche en raison de ses problèmes d’argent qui ne se réglaient pas.
- Est-ce que Sigmund a écouté son professeur ?
- Oui, car il avait une totale confiance en lui. Je te l’ai dit, Brücke représentait pour Freud le père idéal.
- Qu’est-ce que c’est "le père idéal" ?
- Le bon père, en somme, celui qui guide et qui protège.
- Mais qu’a fait Freud alors ? Où est-il allé ?
- Il est entré à l’hôpital général de Vienne et quelque temps après, il obtint le titre d’interne. C’est alors qu’il travailla avec un éminent psychiatre, Théodor Meynert.
- Même s’il avait une vie intéressante, je trouve qu’elle n’était pas très drôle…
- Rassure-toi, il éprouva quelques plaisirs et connut quelques satisfactions, comme ses fiançailles le 27 juin 1882 avec
Martha Bernays, issue d’une excellente famille juive qui comptait des savants et, de fait, ces fiançailles ne plaisaient pas à
la mère de Martha, Emilie, car Sigmund était "fauché"…
- Tu ne m’as pas raconté comment Martha et Freud s’étaient rencontrés…
- Tu as raison ! Ils se rencontrèrent chez une soeur de Sigmund, prénommée Anna et ce fut le coup de foudre !
- Donc ils se sont mariés…
- Oh, pas tout de suite. Il fallut attendre encore quatre ans, le 13 septembre 1886 très exactement.
- Quatre ans ? C’est long quatre ans…
- C’était d’autant plus long que, dès 1883, la mère de Martha décida de quitter Vienne pour aller vivre à Wandsbeck.
- Tu crois qu’elle l’a fait exprès ?
- Rien ne l’indique mais, inconsciemment, certainement. Par contre, les deux fiancés s’écrivaient beaucoup et de fort belles lettres.
- Ils s’entendaient bien alors…
- Je pense que leur couple trouva un équilibre : Freud ne passait pas pour avoir un très bon caractère mais Martha renvoyait une
certaine compréhension…
- Je suis sûr qu’ils ont eu des enfants…
- Tu as deviné juste… Mais combien à ton avis ?
- Dix !
- Faux… Six, dont la dernière Anna. Anna Freud devint une psychanalyste qui marqua son temps.
- Pour faire plaisir à son père ?
- On peut voir les choses comme ça ; ce que tu soulèves ici n’est pas inexact si l’on tient compte de la naissance de cette enfant
qui pouvait être considérée comme un "accident".
- Un accident ? ?…
- C’est-à-dire que ses parents ne l’avaient pas réellement voulue.
Il faut savoir par ailleurs qu’en 1895, date de naissance d’Anna, les êtres humains ne pouvaient pas réguler les naissances
aussi facilement que maintenant et ainsi, Freud, qui ne voulait plus courir le risque de voir sa famille s’agrandir à nouveau,
choisit d’avoir avec sa femme des élans uniquement affectifs et non plus amoureux. Ainsi, Anna, inconsciemment,
portait-elle ce poids sur ses épaules, développant par voie de conséquence une culpabilité.
- Tu penses qu’elle se sentait responsable de la situation ?
- Analytiquement, c’est une certitude mais elle avait hérité du caractère de son père et elle réagit.
- Comment ?
- Tout d’abord, il faut imaginer le contexte familial dans lequel Anna évoluait. Son père, qu’elle admirait et chérissait, ne disposait pas
de beaucoup de temps à lui accorder, occupé qu’il était à ses écrits, à ses recherches, à son métier, à ses conférences et elle trouva une
façon intelligente de le voir un peu plus.
- Laquelle ?
- Elle devint institutrice et étudia en parallèle la pensée freudienne.
- Je pensais qu’elle était médecin comme Sigmund.
- Impossible, quasiment impossible au tout début du vingtième siècle où une jeune fille de bonne famille ne pouvait envisager
une seule seconde de suivre des études universitaires. Tu permets d’ailleurs de rappeler que quelque temps plus tard, une
autre psychanalyste célèbre, Françoise Dolto, s’opposa violemment à sa mère qui ne voulait pas qu’elle fasse d’études supérieures
!
- Maintenant c’est plutôt le contraire !
- En ce qui concerne Anna, sans son obstination, le monde psychanalytique aurait été privé de ses observations et autres
publications de grande portée, notamment dans le secteur de la petite enfance.
Ceci dit, je constate que nous avons enjambé allègrement presqu’une vingtaine d’années, laissant à nouveau de côté
Joseph Breuer qui rencontra donc Freud en 1877, rencontre quelque part indispensable...
- Pour quelles raisons ?
- La raison essentielle consiste en une espèce de partenariat quant à l’étude de troubles mentaux, de désordres psychiques, qu’ils
pouvaient tous deux étudier dans leur clientèle respective qui se composait surtout de femmes de classe bourgeoise. Ils firent même
une étude sur l’hystérie.
- C’est une maladie ?
- Sommairement, on peut traduire l’hystérie par une lutte, malgré soi, qui ampute toute possibilité de décider, de choisir car
il y a, à la base, un problème identitaire majeur qui peut dégénérer jusqu’à faire perdre la raison entraînant, par là-même, de
graves perturbations quant à la santé physique, perturbations appelées encore somatisations, c’est-à-dire rejaillissant lourdement
sur le corps.
- Joseph et Sigmund ne se disputaient jamais ?
- Curieux que tu abordes un désaccord possible entre les deux hommes qui devaient connaître par la suite une mésentente. Joseph
restait très proche de l’enseignement qu’il avait reçu alors que Freud s’autorisait une attitude avant-gardiste. Il a toujours su anticiper
mais de façon cohérente. Je trouve nécessaire d’apporter à ce sujet quelques éléments qui traduisent la fiabilité des attitudes
de Freud dans son parcours.
- Que veux-tu dire ?
- Je veux dire par là que Freud, bien que n’étant plus dans l’entourage immédiat de Brücke, ne s’en est pas écarté fondamentalement.
Lors de leur collaboration, Brücke avait demandé à Freud d’observer la moelle épinière d’un poisson intéressant dans la mesure
où sa constitution se révélait relativement simple, l’ammocoetes-petromyzon.
- Le nom, lui, n’est pas simple...
- Je suis d’accord avec toi mais ce qui est remarquable c’est là encore de constater que Freud, à l’hôpital, allait continuer d’une
certaine manière ce type d’observations, cette fois par l’étude de l’homme et de son système nerveux central.
Freud en éprouvait une grande satisfaction car il avait culpabilisé, voire regretté, de s’être un peu éparpillé dans ses études
universitaires. La suite de ce récit démontre l’intérêt de sentir que nos actes contiennent plus de sens que l’apparence tend à le laisser
entrevoir.
- Tu reviens sur le hasard qui n’existe pas…
- Je sens un peu d’ironie de ta part que je peux comprendre, bien entendu ; cependant, dans toute existence et si l’on veut bien se donner
la peine de voir les tenants et les aboutissants, on constate (surtout en vieillissant !) que la vie constitue un véritable et immense puzzle.
- Ah bon ?
- Bien sûr, même si cet exemple n’engage que moi, j’imagine que chaque individu doit reconstituer le puzzle qui lui a été remis lors de son incarnation, les pièces ayant été brouillées, mélangées au préalable.
- Donc, pour toi, la vie ressemble à un jeu…
- Par certains côtés, oui, et là tu es en train de faire allusion au sens même de la psychanalyse… En outre, Freud devait encore cheminer avant de mettre à jour sa grande découverte.
Si tu as bien suivi jusqu’ici, tu dois te souvenir du Docteur Meynert que Freud rencontra dès son entrée à l’hôpital. N’est-ce pas ?
- Oui, oui ; je suis, même si tout ne me semble pas simple…
- Bon, continuons… Et bien, Theodor Meynert demanda à Freud de ne plus s’occuper quasiment que d’anatomie cérébrale.
- Et alors ?
- Et alors Freud refusa.
- Mais pourquoi ?
- Freud dit qu’intuitivement il avait pu éprouver le sentiment que Meynert et lui pourraient un jour s’opposer. Je pense surtout, dès
lors, que Freud en disant non à un homme plus âgé que lui s’est beaucoup affirmé. La véritable opposition réside là et son intérêt
aussi. Enfin, Freud, en mettant en place ce refus qui pouvait surprendre ou laisser perplexe, choisit à ce moment précis sa voie, sans
plus d’influence liée à une emprise plus ou moins hiérarchique. Un éminent psychanalyste, Jacques Lacan, aurait pu dire quelque
temps plus tard que Sigmund, enfin, "s’autorisait de lui-même".
- Peux-tu un peu expliquer cette expression ?
- D’un point de vue analytique, Freud, de par ce renoncement à un père de remplacement, devenait véritablement lui-même, ce qui
revient à être adulte mais surtout à pouvoir laisser jaillir la raison essentielle de son passage sur terre, de son existence ; en d’autres
termes, le désir allait pouvoir s’exprimer au nom de la passion. Freud se lança ainsi dans l’étude des maladies du système nerveux.
Malheureusement, résidant à Vienne, ville peu ouverte à la neuropathologie, le Docteur Freud envisageait de plus en plus d’aller à Paris pour élargir ses connaissances médicales, d’autant que la capitale française abritait un médecin et neurologue de renom, Jean
Martin Charcot.
- Finalement, Freud a pu aller à Paris ?
- Oui, après avoir produit un travail étonnant au point que des médecins américains venaient spécialement jusqu’à Vienne pour
suivre ses cours ! Il est nécessaire de signaler ici qu’une erreur de diagnostic malheureuse fit que cet enseignement s’arrêta là
et que des critiques sévères de la part du milieu médical fusèrent largement.
- Il s’était trompé sur quoi ?
- Sigmund avait parlé d’un patient névrosé et, à l’époque, il ne savait pas vraiment ce qu’était un névrosé.
- Un névrosé ?…
- Dans les grandes lignes, on dit d’une personne qu’elle est névrosée lorsqu’elle souffre de ce que l’on appelle un complexe, c’est-à-dire qu’une partie de son inconscient lui fait rechercher le plaisir et une autre partie l’en empêche. L’ennuyeux réside dans le fait
que cela peut entraîner des ennuis de santé allant de simples inconvénients jusqu’à des conséquences beaucoup plus graves.
- Les gens pouvaient penser finalement que Sigmund racontait n’importe quoi…
- Comme je te le disais, mais, après avoir reçu un diplôme en neuropathologie, Freud rejoignit Paris et ce, au printemps de l’année
1885 où il fut élève à la Salpêtrière.
- À la salle quoi ?
- Non, à la Salpêtrière, qui est en fait un hôpital parisien où le Docteur Charcot exerçait.
Charcot cherchait alors un Allemand pour traduire quelques-uns de ses travaux ; Freud lui proposa ses services qui furent acceptés par le neurologue français.
- Finalement, il avait une certaine chance…
- La chance reste un domaine mystérieux ; Freud travaillait surtout énormément et présentait la particularité et l’art de saisir les opportunités qui semblaient revêtir un intérêt professionnel pour lui. Mais si tu es d’accord, nous allons maintenant parler de Charcot avant d’aller plus loin dans l’évolution de Freud.
- Ok !
- Sans Freud, il n’y aurait pas eu la psychanalyse, mais sans Charcot non plus…
La particularité de Charcot consistait à hypnotiser les malades hystériques…
- Un hypnotiseur comme des fois à la télé ?
- Charcot ne s’amusait pas, tu t’en doutes, avec la santé de ses malades. Il voulait démontrer, à juste titre, par la mise en avant de la suggestion, que l’hystérie constituait une maladie nerveuse guérissable…
- Freud a vécu longtemps à Paris ?
- Non. Après la Salpêtrière, il fit un petit séjour à Berlin où il désirait accéder à des connaissances supplémentaires sur les maladies infantiles. Puis, il reprit la route de Vienne pour y créer son cabinet médical en 1886. Il assurait également des consultations de neurologie dans la clinique pour enfants malades du Professeur Max Kassowitz.
Mais 1886 constitue, pour Sigmund, une année importante pour une autre raison : le 13 septembre, il épousait enfin sa fiancée Martha. Il aimait Martha au point de raconter de façon humoristique un épisode manqué de sa carrière de chercheur.
- Il avait le sens de l’humour ?
- En ce qui concerne cet épisode, disons qu’il a réussi à dédramatiser une déception.
- Ah bon ?
- En 1884, Freud porta un "intérêt marginal", selon lui, à un produit reconnu aujourd’hui dangereux, la cocaïne.
- Mais c’est de la drogue ça !
- Je vois que tu as déjà entendu parler de la cocaïne.
Je continue. Freud voulait observer toutes les réactions à cette substance et en constater les utilisations possibles. Il interrompit un peu vite ce travail car il eut à ce moment-là la possibilité de retrouver sa fiancée qu’il n’avait pas vue depuis deux ans !
Il avait cependant parlé à deux de ses amis ophtalmologistes de ses recherches précises, Königstein et Koller, qui, lui, mit en application sur les animaux, au niveau des yeux, les observations confiées par Freud.
- Ça a marché ?
- Oui, oui ! Car Koller découvrit ainsi l’anesthésie locale par utilisation de cocaïne, découverte qu’il officialisa lors du congrès d’Ophtalmologie d’Heidelberg le 15 septembre 1884.
- Freud s’est fait "piquer" ses travaux à cause de son envie de rejoindre Martha mais je suis sûr qu’il ne lui en a pas voulu…
- Bravo et ton expression "piquer" est inconsciemment bien choisie puisqu’on se "pique" avec de la drogue…
- Tu veux dire par là que Freud s’est "piqué" ?
- Tu as décidément de l’intuition et Freud a d’ailleurs été très "attaqué" sur ce point. Il est vrai qu’il a pris beaucoup de cocaïne, justifiant son attirance par des besoins liés à un tempérament dépressif mais il a incité Martha à en prendre, ainsi qu’un autre de ses amis, Ernst Von Fleichl-Marxow.
- Qu’est-ce que tu dis ? ?
- Je comprends ton étonnement mais, pour ce qui est de Fleichl-Marxow, laisse-moi t’apporter quelques précisions. Ce physiologiste et assistant de Brücke avait subi une amputation des doigts de la main qui le mettait dans une souffrance physique épouvantable. Pour calmer ses douleurs, il prenait de la morphine, autre substance extrêmement dangereuse qui pousse à en consommer toujours davantage. C’est là que Freud intervint dans le sens où il cherchait à guérir son ami de sa dépendance à la morphine ; il y substitua de la cocaïne, en toute honnêteté…
- Et alors ?
- Malheureusement Fleichl décéda très jeune, à l’âge de quarante-quatre ans, toxicomane…
- Fleichl devait en vouloir à Freud…
- Non. Il te suffit d’imaginer la recherche en 1891, à la fin du XIXe siècle. Les chercheurs travaillaient davantage à l’aveugle.
D’ailleurs, Freud accompagna son ami Fleichl jusqu’à son dernier souffle…
- Son attitude se discute quand même…
- Je te l’accorde mais il ne faut jamais oublier de remettre les évènements dans leur contexte. Sigmund ressentait qu’il était à l’aube de grandes choses et le milieu médical même lui renvoyait une hostilité marquée et surtout ne le prenait pas au sérieux, le considérant parfois comme un fou, notamment lorsqu’il abordait le problème de l’hystérie. Il avait besoin d’étudier des cas cliniques nombreux pour démontrer ses thèses et là, se dressait régulièrement devant lui une opposition de sa profession. Il se vit même refuser l’accès du laboratoire d’anatomie cérébrale dans lequel il travaillait depuis un certain temps et de ce fait, finit par se retirer de la collectivité médicale.
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire qu’il travailla de façon plus isolée, plus personnelle encore.
Il faut souligner ici qu’il ne gagnait pas tellement d’argent et que s’occuper des troubles mentaux dérangeait la société bien-pensante, ce qui n’arrangeait rien. Freud savait de toute façon qu’il lui faudrait convaincre. Il se lança dans l’hypnose qui donnait d'assez bons résultats, meilleure des publicités ! Cependant, déjà à l'époque, Freud n'était pas dupe de certaines limites que posait la technique hypnotique, certains individus pouvant résister à cette méthode. Il décida alors de retourner en France, à Nancy, l’été 1889, pour faire évoluer ses connaissances hypnotiques. C'est ainsi qu’il put assister au travail d’Hippolyte Bernheim, médecin français, qui s’étayait sur les techniques hypnotiques d’Auguste Liébeault.
Sigmund, qui avait rencontré aussi Liébeault, s'était rendu compte - fait important - que ce vieux médecin ne pratiquait son art que sur une population essentiellement ouvrière, notamment les femmes et les enfants...
- "Les femmes et les enfants d’abord" !
- Tu n’as pas tort de dire cela puisque Bernheim s’adressait aussi à la classe ouvrière mais, lui, s’intéressait professionnellement surtout aux hommes.
- Pourquoi la classe ouvrière ? Et les autres ?
- Il y avait une évidence, la classe "supérieure" résistait davantage à l’hypnose. Analytiquement, aujourd'hui, on peut émettre facilement l'hypothèse que dans un rapport dominant - dominé, le dominé se laisse plus facilement impressionner, et dans le cas de l’hypnose, guider est essentiel. Nous voici rendus à la suggestion. Cependant, on voit bien, et la psychanalyse insiste là-dessus, que l’hypnose a ses limites. Freud par la suite abandonnera ce procédé thérapeutique au profit de la catharsis, que l’on doit précisément à Breuer.
- Je n’ai pas compris.
- La catharsis est un procédé qui permet de se débarrasser de ses problèmes, de ses angoisses, de son mal-être.
- Comment ?
- En parlant mais librement, de tout, de tout ce dont le patient veut bien parler ; c’est la méthode dite des "associations libres" de Freud.
- Freud a donc lui aussi récupéré le travail de Breuer, un peu comme Koller pour la cocaïne.
- Avec une grande différence tout de même : la catharsis, telle que Freud l’aborde, n’a pas recours à l’hypnose que Breuer utilise, développant ainsi une certaine volonté de chercher, voire de diriger la séance. Freud, lui, se laisse guider par le discours de ses patients.
- Le patient décide…
- Ô combien ! Il est d’ailleurs juste de dire que c’est un médecin et psychologue français qui mit Freud sur la voie (si j’ose m’exprimer ainsi !) des associations dites libres.
Janet, qui s’était intéressé au somnambulisme, se passionna, grâce à un certain Docteur Gilbert, à l’hypnose au travers d’un cas clinique que Gilbert lui avait soumis, le cas Léonie.
- Qui était Léonie ?
- Léonie était une paysanne qui, un temps, avait eu des séances de magnétisme et l’hypnose lui permettait de retrouver ces souvenirs-là précisément. Ajoutons à cela qu’il y eut quelques querelles entre ces deux hommes en 1895 déjà, chacun revendiquant la paternité de ces travaux, tant sur l’hystérie que sur les manifestations psychiques. Janet développa un antifreudisme virulent, ce qui, à la longue, finit par le desservir, d’autant que, peu à peu, Freud gagnait en crédibilité ; le monde médical neurologique réalisait que Freud évoluait dans une direction différente de celle de Janet et que cette recherche de conflit ne rimait à rien.
Freud ne pardonna d’ailleurs jamais à Janet sa conduite et chaque fois qu’il voulut par la suite rencontrer Freud, celui-ci refusa catégoriquement, ayant trop souffert des attaques injustifiées de son rival.
- On peut dire que c’est un comportement bizarre pour des chercheurs !
- Oui et non car il faut voir la somme de travail qui se cache derrière des travaux de cette ampleur… Si on en revient à Sigmund, ne perdons pas de vue que sa petite famille s’agrandissant, il avait le souci du quotidien, alors, qu’en fait, seule la recherche scientifique le passionnait vraiment. Tous ces éléments ajoutés contribuaient à assombrir le climat et à engendrer une certaine agressivité.
- J’aimerais que tu résumes en gros les origines de la psychanalyse que j’ai embrouillées…
- Je vais essayer d’éclaircir mon récit : plusieurs médecins et chercheurs s’intéressaient au fonctionnement du psychisme
humain, notamment en raison de cas cliniques qui tournaient autour de l’hystérie. Ils ne furent pas d’accord quant au rôle
caché de l’inconscient dans les manifestations hystériques, bien que d’accord, bien sûr, pour soulager les malades. Ainsi
chacun évolua différemment et, pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, il est important de noter que, seul,
Freud a réellement permis à ses patients de s’exprimer. Il quittait ainsi hypnotisme et suggestion, démolissant de fait les
travaux de Charcot et de Bernheim, rencontrés en 1889 à Paris et dont il avait retenu à l’époque justement le procédé de
la suggestion hypnotique.
- Donc, malgré toutes ces histoires, c’est lui l’inventeur de la psychanalyse ?
- Oui. Dès 1896, Freud parle de psycho-analyse. Il s’agit donc d’une méthode qui consiste à laisser parler le patient librement,
puis à interpréter ses dires. La psychanalyse, terme qui remplaça le précédent en France en 1919, est l’héritière d’autres
courants psychothérapiques, comme nous l’avons vu, mais en utilisant cette même année 1896 le terme "métapsychologie",
Sigmund Freud impose par là sa différence et du même coup un concept unique, le sien, celui-là même dont
l’origine ne permettra pas la moindre contestation.
- Est-ce qu’on peut dire que Freud se laissait moins faire ?
- Sûrement. L’attitude de Janet, comme je te l’ai dit, l’avait contrarié car autant il le respectait en tant que chercheur, autant il
n’acceptait pas que Janet ait pu revendiquer la découverte de l’inconscient.
- J’aimerais savoir ce qu’est l’inconscient dont tu parles souvent.
- Tu fais bien de me rappeler que je n’en ai rien dit véritablement jusqu’ici. En psychanalyse, il s’agit d’une partie cachée,
inconnue de l’individu, l’opposé du conscient. Dans cet espace se situent les souvenirs douloureux, en particulier ceux qui
n’ont pas accès à la conscience en raison d’une souffrance psychique. On parle de contenu refoulé, refoulé parce que
inavouable. Et d’ailleurs, dès 1893, en étudiant l’hystérie, Freud et Breuer ont parlé d’une séparation du conscient, appelée
"dissociation", ce qui a entraîné en psychanalyse son contraire, son corollaire inversé, soit le mot "association".
- En psychanalyse, on associe ?
- Entre autres, car Freud a découvert aussi ce qu’il a appelé "la voie royale de l’inconscient", c’est-à-dire les rêves puisque
interpréter les rêves fait encore partie du métier de psychanalyste.
- Ça, ça doit être intéressant…
- Etonnant même ! C’est sûrement ce qui a poussé Freud à écrire un livre sur ce sujet en 1899.
Il faut noter que Freud a été déçu de l’accueil réservé à "L’interprétation des rêves" lors de sa publication, en 1900. Il
savait pourtant cet ouvrage essentiel. D’autant qu’il a toujours insisté sur le fait que "se constitue dans le cadre du travail
analytique un art de l’interprétation", enrichi grâce aux associations libres que peut faire le patient en racontant son rêve.
Cependant, Freud finit par réagir à sa susceptibilité quant à une certaine incompréhension de ses travaux en général. Acceptant enfin que ses publications puissent déranger, il arriva à rassembler à Vienne un noyau d’étudiants, d’autant que certains
psychiatres dont Bleuler et Jung, son assistant, commençaient à se passionner, de leur côté, pour la psychanalyse. Des
rencontres, d’abord amicales, eurent lieu qui entraînèrent dès 1908 des congrès, puis la naissance d’une revue, "Les annales
de recherche psychanalytique et psychopathologique". Le responsable de la rédaction était Jung et c’est la guerre mondiale
qui mit fin à ces publications.
- Mais toutes ces revues avaient dû faire de la publicité à la psychanalyse.
- Oui et non… Oui, effectivement, dans le sens où la médecine commençait à se familiariser avec cette technique particulière,
et non, car elle dérangeait, et dérange d’ailleurs toujours, de par son abord "impalpable", ce qui est le comble pour
la médecine ! D’ailleurs, les médecins allemands rejetèrent à l’époque massivement la méthode freudienne.
- Finalement, Freud sans le vouloir avait entraîné ses amis dans une galère…
- Certainement. Mais lorsque les choses ont un sens, les obstacles sont progressivement surmontés et les partisans de la
psychanalyse se serrèrent les coudes…
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire qu’ils décidèrent de créer une "Association Psychanalytique Internationale"…
- Internationale ? ?
- Oui, oui, internationale, et ce, à la demande d’un nommé Sandor Ferenczi, lui-même psychiatre et hongrois de nationalité.
Son père était libraire et avait douze enfants et surtout, il faut bien l’avouer, il avait un "faible" pour Sandor, le huitième
de la fratrie. Il l’initia à la littérature, on s’en doute, mais il lui transmit un certain idéal de liberté qui va très bien
avec la psychanalyse… Médecin, Sandor s’intéressait particulièrement à ce que l’on appelle généralement aujourd’hui les
marginaux. Il ne jugeait pas. Il essayait avant tout de comprendre les raisons de certains comportements dérangeants pour
la société de l’époque.
- Je comprends pourquoi il s’entendait bien avec Freud.
- D’autant qu’il avait été un des rares à se passionner pour "L’interprétation des rêves", et c’est cette lecture qui lui avait
fait rencontrer Freud. Une correspondance d’une rare abondance, d’une rare densité, s’ensuivit.
- Donc Freud devint son maître…
- Basiquement, oui, mais avec des différences car ces deux hommes étaient effectivement très différents !…
Ferenczi était plus "praticien", Freud, et c’est logique, puisque avant tout chercheur, plus "théoricien" dans l’approche de
ses patients. Et ce qui est intéressant, bien qu’à première vue paradoxal, c’est Ferenczi qui a mis en évidence l’existence
du "contre-transfert" dans la séance analytique.
- Qu’est-ce que tu dis ?
- Le principe même du contre-transfert demande effectivement quelques explications.
Dans la cure, il y a le transfert et le contre-transfert : de façon très simpliste, nous pouvons dire du transfert qu’il se situe
dans l’échange verbal entre l’analysant et le psychanalyste, ce qui met en place un certain type de relation.
- Lequel ?
- Et bien, il faut savoir que dès les premières heures de sa vie, l’enfant et son inconscient, surtout, a une perception unique
de ce que représente sa mère qu’il assimile, car il ne peut en être autrement, à un objet "animé", animé d’abord de "bonnes"
intentions à son égard, puis, par la suite, de "mauvaises" intentions ; il fera la même chose avec le père ; on constate
ainsi que l’origine de nos sentiments repose sur une construction essentiellement subjective.
- J’ai besoin d’une explication…
- Bien entendu… Le fantasme est une perception plus ou moins juste de l’autre, donc des parents dits "fantasmatiques",
c’est-à-dire imaginaires. De fait, deux frères peuvent avoir une impression très différente de leurs parents, tout en étant très
sincères dans leur description respective de leurs géniteurs. Et ainsi, la méthode analytique, de par la guidance de la cure,
va permettre que le psychanalyste prenne la place des parents imaginaires, fabriqués par l’inconscient ; mais, pour ne pas
rajouter à la confusion, un psychanalyste – et c’est là où intervient le contre-transfert – deviendra parent transférentiel.
- Ton métier est très compliqué…
- Il s’apprend surtout… puisqu’il ne faut jamais oublier que c’est une méthode. Donc, pour en finir avec cette notion de
contre-transfert, elle rappelle aussi que le psychanalyste est un être humain soumis également aux lois de son propre
inconscient et de ses réactions quant au transfert de son patient. Autant te dire que le contre-transfert a fait couler beaucoup
d’encre – et c’est tant mieux – puisqu’un psychanalyste ne doit en aucun cas juger ou diriger son patient. En séance
analytique, le patient est libre mais, faut-il insister, la psychanalyse est uniquement une communication d’inconscient à
inconscient – et c’est ce que l’on appelle dans notre profession l’empathie.
- Je voudrais en savoir un peu plus…
- L’empathie n’est ni de la sympathie, ni de l’antipathie pour le patient. C’est aussi ce qui est nommé "neutralité bienveillante"
; de cette neutralité jaillira le désir du patient qui sera alors sujet de lui-même et non plus objet de l’autre…
- Ça devient trop compliqué pour moi tout ça…
- Oui, et puis le sens de notre discussion n’est pas véritablement de rentrer dans des détails techniques…
Nous en étions donc à Ferenczi qui a connu certains rapports de force avec Freud, liés justement à des dérives transférentielles
entre eux, bien compréhensibles compte tenu de leurs travaux en cours. C’étaient des passionnés, passionnés au point
qu’en 1909, le "trio-infernal", Freud, Ferenczi et Jung se rendit aux Etats-Unis en paquebot pour présenter la psychanalyse.
- Quel voyage ils ont dû faire ! …
- Oui, on peut l’imaginer : ces trois intellectuels réunis sur le pont du "Georges Washington"… ça fait rêver… Toujours
est-il que Freud donna cinq conférences qui ont été très appréciées. On peut signaler ici que les Américains accueillirent
davantage la psychanalyse comme offrant la possibilité de guérir, sorte de nouvelle médecine, que comme un moyen de
mieux traverser la vie.
- Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
- Les deux principes sont intimement liés mais la psychanalyse est avant tout une façon de penser sa vie autrement, en s’interrogeant,
en ne rendant plus l’autre responsable de ses malheurs et tout devient alors plus simple, même si les obstacles
jalonnent la vie de l’homme.
Faire une analyse, c’est le luxe suprême, c’est s’offrir la possibilité d’accéder à un confort de vie.
Tu vas voir comme tes questions sont sensées… Tu m’amènes à dire que Sigmund a un peu reproché à Sandor que celui-ci
se soit progressivement écarté du sens même de la psychanalyse en s’attachant trop à un pouvoir de guérison que l’on
pourrait attendre de la méthode…
- Dans tout ce que tu racontes, on retrouve souvent des disputes entre tous ces hommes…
- Oui, toujours ces fameux transferts, d’abord dits positifs, puis négatifs, qui existent dans tout groupe, dans toute association.
C’est ainsi que Freud fut très sévère quant à Bleuler, tout comme avec Jung mais, et c'est là l’important, la psychanalyse
avançait… L’excellent accueil des Etats-Unis avait remonté le moral des troupes, et plus particulièrement celui
de Freud qui, alors âgé de cinquante-trois ans, sentait qu'il lui restait mille choses à découvrir et à transmettre... Il se disait
cependant gêné, voire agacé par de multiples déformations de sa théorie, notamment d’ailleurs en Amérique qui, selon
lui, avait tendance à trop simplifier les applications théoriques. Il avait le souci permanent de rappeler quels étaient les fondements de son oeuvre mais finalement, tout cela le poussait à découvrir toujours autre chose et à aller de plus en plus
loin…
- Tu penses à quoi ?
- Je veux dire par-là que Freud, grand observateur, "récupérait" tout ; on dirait maintenant que c’était un "battant" et, malgré ses apparences, un éternel optimiste.
- Ah bon ?
- Oui, oui… Un éternel optimiste… Allant même jusqu’à affirmer que la guerre de 14 avait servi la théorie psychanalytique, celle-ci ayant permis aux médecins d’observer les névroses de guerre au point de se rendre compte que certains comportements étaient d’ordre psychologique.
- Il se servait de tout…
- Freud n’avait pas le choix. Seul face à sa découverte, il lui fallait convaincre rationnellement.
- Mais encore…
- Il ne pouvait faire accepter l’ensemble de ses travaux qu’en s’étayant, qu’en s’appuyant sur des faits concrets.
- Lesquels par exemple ?
- Et bien justement, et c’est un peu dur ce que je vais te dire là, mais les médecins de guerre finirent par confirmer les conceptions freudiennes, à savoir que l’inconscient peut tirer un certain bénéfice à être malade, blessé etc… L’inconscient peut, d’une certaine façon, s’arranger pour prendre la fuite…
- C’est terrible ce que tu dis…
- C’est d’autant plus terrible, qu’en cet an 2000, tous les médecins du monde entier savent maintenant que c’est vrai.
- Je ne veux pas en savoir plus là-dessus…
- Donc, je n’insisterai pas, un peu comme l’on fait en analyse où l’on s’adapte à la demande de l’analysant ! Tu permets là encore de faire une pause disons "historique"…
- Voilà encore autre chose…
- Effectivement, Freud, dans un souci de précision quant à l’Histoire de la psychanalyse et par honnêteté, a signalé deux grandes périodes de sa vie de chercheur. La première, en gros, où il s’est senti seul, abandonné devant une montagne de travail, de 1895 à 1907 et à partir de là, la participation active d’un entourage rallié à sa cause, ce qui le soulageait psychologiquement car Freud développait une maladie grave, un cancer de la mâchoire et il se savait réellement en sursis… Et il ne parlait de lui, de sa vie, de ses errances, de ses joies, de ses peurs, qu'au nom de la science, donc de l’humanité. Il rappelait souvent que son existence ne présentait aucun intérêt mais qu’elle était bien évidemment intimement intriquée à l’Histoire de la psychanalyse.
- Donc Freud était plus détendu à cette période-là ?
- Je ne le crois pas véritablement car dans tous ses écrits on retrouve la souffrance d’un homme qui se bat pour faire reconnaître notamment ses travaux et l’importance de sa découverte à mettre au ser-vice de la douleur de l’humanité… Et le problème reste quasiment entier aujourd’hui…
- Pourquoi ?
- La plupart des gens ont encore peur de la psychanalyse ; d’aucuns l’assimilent aux sectes, d’autres prétendent que c’est inutile, d’autres encore l’accusent de tous les maux de la terre… Mais les psychanalystes – ou les élèves-analystes – ne sont pas dupes ; ils savent qu’ils connaissent le privilège d’avoir accès à un art encore jeune et qui présente ainsi tout son intérêt car, précisément, il est jeune… Est-ce cela qui a fait dire à Jacques Lacan que "les non-dupes errent" ?…
- C’était un ami de Freud ?
- Ce n’était pas tout à fait la même époque car quand Freud est mort, Jacques Lacan n’avait que trente-huit ans. Mais il est probable qu’ils eurent été amis quoique subissant, chacun de leur côté, des caractères fort affirmés.
- Mais qui c’était ce Lacan ?
- Lacan a complété les concepts freudiens en apportant un éclairage différent. Bien que de formation médicale, il a développé une sorte de "philosophie analytique", articulée, entre autres, autour de jeux de mots, rappelant sans cesse que la psychanalyse est une lecture de l’inconscient, possible grâce au langage.
- Je ne vois pas très bien ce que tu veux dire…
- Et bien, lorsque tu parles, tu émets des sons appelés "phonèmes" qui véhiculent en fait les raisons, les causes des problèmes de tout individu.
- Donc, si j’ai bien compris, un psychanalyste écoute les ? ?…
- Les phonèmes, oui…
- Et c’est Lacan qui a découvert le rôle des phonèmes ?
- Non, pas très exactement. Même si Lacan n’a cessé d’insister sur le fait que "l’inconscient est structuré comme un langage", on retrouve chez Freud, très tôt dans ses écrits, des explications concernant cette particularité de l’inconscient. D’ailleurs, tu me permets de me rappeler que Freud a précisé que "en France, l’intérêt pour la psychanalyse est parti des hommes de lettres"… Ce qui apparaît logique car il faut savoir que Freud ne voulait pas faire de la psychanalyse la soeur jumelle de la médecine.
- Tu veux dire qu’il ne voulait pas comparer la médecine et la psychanalyse ?
- C’est tout à fait cela. Freud désirait sortir de l’application de la psychanalyse limitée à l’univers malade - thérapeute ; il désirait élargir le champ psychanalytique car il sentait et a écrit d’ailleurs que "les enseignements de la psychanalyse sont susceptibles de s’appliquer à différentes autres sciences de l’esprit".
- Lesquelles ?
- Notamment l’Art, mais aussi l’Histoire ou encore la Religion, ce que rapporte Ludwig Binswanger, psychiatre et ami de Freud, qui témoigne ainsi de la préoccupation chez celui-ci d’une "psychanalyse appliquée".
- Qu’est-ce que ça signifie "la psychanalyse appliquée" ?
- C’est ce que je viens de te dire : la méthode analytique peut s’appliquer à des secteurs variés comme la littérature pour autre exemple, puisque, à l’origine de toute oeuvre, se trouvent les projections, les réactions essentiellement inconscientes de l’auteur. Ainsi, le travail du créateur n’est-il pas uniquement le résultat de connaissances théoriques, mais il traduit également une identité.
Si tu regardes un tableau ou si tu lis un livre, tu as devant toi, bien que sous une forme exprimée différemment, la personnalité cachée du peintre ou de l’écrivain. C’est ainsi que les dessins d’enfants peuvent livrer des informations très intéressantes au psychanalyste.
- C’est pour ça que chez Monsieur F. les enfants peuvent dessiner…
- Effectivement, une psychanalyse d’enfant peut se pratiquer avec, comme support, le dessin qui pourra être commenté par le petit patient, selon son âge.
Psychanalyser un enfant est devenu chose plus courante à notre époque mais, déjà au XVIIIe siècle, un certain Jean-Marc-Gaspard Itard s’était intéressé au cas d’un enfant. Et à partir de là, l’intérêt pour le comportement infantile se développa.
Des spécialistes célèbres consacrèrent beaucoup de temps dans le domaine de la petite enfance comme Sandor Ferenczi, Melanie Klein, Bruno Bettelheim, Jenny Aubry, Françoise Dolto et tant d’autres encore. Tous ces gens-là ont marqué professionnellement leur époque bien sûr mais, en France, Françoise Dolto s’est particulièrement imposée.
- Comment ?
- Sa méthode consistait à se mettre au niveau de l’enfant, en quelque sorte à parler comme lui. Françoise Dolto avait une forte personnalité et son entourage professionnel lui reconnaissait une grande intuition. Elle était particulièrement à l’aise avec les enfants, exceptionnellement à l’aise.
- Ça a l’air de t’étonner ?
- Je veux peut-être induire par là que contrairement à ce que l’on pourrait avoir tendance à penser, psychanalyser un enfant constitue, à mon sens, une plus grande difficulté que psychanalyser un adulte.
- Pourquoi ?
- Un adulte a plus de facilités à exprimer ses problèmes. Faire travailler un enfant, ou un nourrisson, demande de très grandes qualités d’observation ; j’ajouterai aussi qu’il faut que le respect demeure omniprésent face à un enfant.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- À la différence de l’adulte qui choisit de venir en analyse, un enfant n’en décide pas tout à fait. Il ne gagne pas sa vie, ses parents règlent les séances, même si l’enfant participe au paiement en amenant soit une pièce de monnaie tirée de sa tirelire, soit un dessin. Mais les conditions de l’entretien s’en trouvent quelque peu modifiées. En somme, il faut que l’analyste arrive à établir un climat de confiance intense pour qu’il soit sûr que le petit patient puisse produire véritablement ce qui ne va pas dans sa vie.
- Sinon, qu’est-ce qui se passerait ?
- Il pourrait uniquement exprimer, libérer les impressions de ses parents, de sa famille ; or c’est justement ce qui pose problème puisqu’un enfant est malheureux tant qu’il pense, tant qu’il croit qu’il n’a pas le droit de dire ce qui ne lui convient pas.
- Finalement, j’ai de la chance de vivre à une époque où les enfants peuvent aller dire à quelqu’un ce qui leur fait mal.
- Absolument.
- Freud s’intéressait aux difficultés des enfants ?
- Oui. On retrouve l’analyse de cas célèbres, comme celui du petit "Hans", garçonnet de cinq ans qui s’appelait en fait Herbert Graf.
- Tu peux m’en dire un peu plus ?
- Volontiers, d’autant qu’il s’agit là d’une pratique un peu particulière.
- Laquelle ?
- Tout d’abord, il faut savoir que "Hans" a été le premier enfant à suivre une psychanalyse. Mais, et il y a là une particularité,
c’est Max Graf, le père de "Hans" qui a pratiqué cette analyse.
- Ah oui ?
- On dirait maintenant que Freud jouait le rôle de "superviseur".
- Comment s’étaient-ils connus ?
- La mère d’Herbert, donc dit "Hans", avait suivi elle-même une cure avec Freud, cure qu’elle avait un peu racontée à son mari. Petit à petit, Monsieur Graf s’est familiarisé avec la méthode, s’intéressant dès lors au comportement de son fils ; il communiqua très vite ses observations à Freud qu’il avait rencontré entre-temps et Freud donnait son appréciation.
Le travail a été d’une portée considérable dans l’avancée de la psychanalyse car il a permis à Freud d’étudier plus précisément les mécanismes de la phobie.
- De la ? ? ?…
- En deux mots, la phobie est une angoisse, une peur incontrôlable dans des lieux comme l’ascenseur, l’avion, les petits ou, au contraire, les grands espaces, devant certains animaux, ou insectes…
- Comme lorsqu’on a peur des araignées ?
- Effectivement, et à moins qu’il ne s’agisse de redoutables mygales, la petite bête n’a jamais dévoré la grosse !
- Mais Herbert avait peur de quoi lui ?
- Notamment des chevaux, mais aussi des éléphants, tout ceci ayant fini par s’arrêter grâce à l’analyse qu’il a suivie…
- Est-ce qu’on sait ce qu’il est devenu ce petit "Hans" ?
- Herbert a connu une carrière artistique exceptionnelle ; scénographe, il a été par ailleurs directeur de l’Opéra de Zurich et du Grand Théâtre de Genève. Par contre, il semblerait que sa vie affective ait connu bien des difficultés et c’est âgé de soixante-dix ans qu’il est décédé en 1973, à la suite d’une chute ; il souffrait cependant à cette même époque d’un cancer. J’ai oublié de dire que Herbert a bénéficié de l’expérience professionnelle de son père qui était musicologue.
- Je n’aimerais pas que mon père s’occupe de moi autant que ça…
- On peut le comprendre mais Herbert Graf était né en 1903 et, en 1908, âge où il a été mis en observation, comme je te l’ai expliqué, la psychanalyse d’enfant n’existait pas réellement. C’est parce que ce type d’expérience se met en place à un certain moment que les sciences évoluent. Tous ces "cas" sont encore étudiés de nos jours, comme d’autres psychanalystes continuent à publier leurs recherches, leurs travaux, leurs conclusions.
A propos de conclusion, y-a-t-il d’autres questions que tu aimerais me poser maintenant ?
- Qu’est-ce que les gens pensent de la psychanalyse ?
- Cette question-là ne me permettra pas d’apporter une réponse signifiante dans la mesure où tu auras toujours des avis partagés sur un sujet quel qu’il soit. Tu as les "pour" et les "contre"…
- Un peu comme au foot ?
- Si tu veux…
Malheureusement, les "contre" sont ceux qui n’ont, en règle générale, ni fait d’études psychanalytiques, ni fait d’analyse personnelle. Je préfèrerais aborder ta question un peu différemment.
- D’accord…
- J’aimerais que nous essayions de voir ensemble la place que tient la psychanalyse dans la société d’aujourd’hui.
- Ensemble, ensemble ? Tu sais que je ne pourrai pas t’aider…
- Je ne suis pas tout à fait de ton avis dans la mesure où tu n’es pas à mes côtés par hasard, où tu n’es pas mon petit-fils par pure coïncidence, d’autant que c’est toi qui as décidé très tôt de faire une analyse, sans que personne ne cherche à t’influencer.
Il y a un changement des mentalités depuis une trentaine d’années et il semblerait que l’individu prenne de plus en plus conscience que les médicaments, s’ils ont toute leur utilité dans l’urgence, ne règlent rien en profondeur. Autrement dit, on n’est pas malade sans raison. On ne se casse pas une jambe sans une intention cachée. On peut donc dire que l’être humain cherche davantage à se comprendre, à se connaître que par le passé, bien qu’il y ait toujours eu des exceptions pour confirmer la règle.
- Tu penses à qui ?
- A Georg Christoph Lichtemberg qui, il y a quelques deux cents ans, notait des pensées d’ampleur psychanalytique !
- Par exemple ?
- Lichtemberg disait que les inscriptions faites par les aliénés sur les murs des asiles devraient être prises en considération.
Et cette réflexion, toujours d’actualité, devrait être prise en compte…
- Les asiles, les fous, tout ça me fait peur…
- Je te comprends, mais sais-tu comment on nomme la folie en langage médical ou psychanalytique?
- Non…
- La psychose et l’origine de ce nom remonte à 1845. Freud l’utilisera, quant à lui, à partir de 1894. Il s’est beaucoup intéressé aux psychotiques mais je m’éloigne du sujet qui me préoccupait, à savoir la place de la psychanalyse dans la société d’aujourd’hui. Je disais donc que les individus s’interrogent actuellement davantage sur eux-mêmes et ce, de plus en plus.
- Mais c’est normal ça…
- Je comprends ta réaction car tu vis à une époque où les parents ont appris à dialoguer avec leur enfant, dialoguer dans le sens où si l’enfant fait une bêtise par exemple, puni ou pas, il aura une explication quant aux conséquences de ce qu’il a fait. De nos jours, effectivement, cela est "normal" comme tu dis, et je t’assure qu’il y a peu de temps encore l’enfant pouvait être sanctionné – et parfois de façon disproportionnée – sans que le moindre dialogue accompagne la sanction. Une explication change tout : selon ce schéma, petit à petit, l’enfant, puis l’adolescent et enfin l’adulte, prend progressivement l’habitude d’accompagner ses actes d’une interrogation. C’est comme cela qu’on se protège. L’individu tient compte de sa personne qu’il maltraitera de moins en moins et, par voie de conséquence, son agressivité vis-à-vis d’autrui cessera. Il ne conflictualisera plus les relations qu’il aura et les relations qu’il établira ne seront pas utilisées pour régler ses comptes !
- Si tout le monde pouvait t’entendre, ce serait l’idéal…
- Et bien tu vois, c’est cela "la cure par la parole", c’est cela la psychanalyse. C’est tellement simple à saisir dans son principe, dans son rôle, qu’il est incompréhensible, que cent ans après sa découverte, cette méthode soit encore si critiquée et aussi méconnue.
- Tu as une explication ?
- Je pense que la grande difficulté consiste à imaginer que l’inconscient agit alors que, finalement, il est immatériel, fictif, abstrait. Un cerveau, ça existe concrètement, ça peut se représenter, se radiographier… Il faut véritablement beaucoup travailler sur soi, être à l’écoute de soi, pour réaliser que des leviers de commande, tout aussi fictifs, siègent en des lieux invisibles.
- Pourquoi les psychanalystes du monde entier ne se réunissent-ils pas tous pour expliquer tout ça ? Ils pourraient en parler à la télévision…
- Ton idée s’avérerait excellente si tous les êtres humains étaient identiques.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Il existe une grande difficulté à transmettre médiatiquement la psychanalyse en ce sens que chaque histoire est unique. Ainsi, tous les jours il y a des tas de gens qui se font voler leur portefeuille ; en apparence, c’est la même histoire et cependant, les motivations inconscientes, les intentions cachées, refoulées, de celui qui se trouve dépossédé, volé, sont différentes et sont à rattacher à son histoire présente et passée… Par contre, sur la répétition d’enchaînements malheureux dans une vie, dans une famille, il est certain qu’avec une plus grande médiatisation, les prises de conscience se multiplieraient. Cependant, la psychanalyse est, à la réflexion, moins secrète qu’on ne pourrait le croire et tu me fais revenir à Françoise Dolto qui, outre des conférences filmées, a beaucoup parlé à la radio et a même accepté des interviews télévisées qui ont démystifié la découverte freudienne. Ce qui se passe dans le Cabinet d’un psychanalyste est soudain devenu moins mystérieux, moins caché. Petit à petit, peut-être grâce aussi à l’image rassurante de Françoise Dolto, la population dans notre pays notamment a eu moins peur… Certains ouvrages, d’auteurs différents, faciles à lire et destinés à un large public, ont aidé dans ce sens aussi. Mais ce n’est pas suffisant…
- Toi, qu’est-ce que tu proposes ?
- J’ai confiance… C’est tout… Je sais que ma réponse n’en n’est pas une mais il faut apprivoiser le temps, "laisser le temps au temps", bien sûr, et progressivement, la psychanalyse va prendre sa place, c’est-à-dire qu’elle ne sera reconnue largement utile que dans un contexte bien précis. C’est à ce moment-là qu’elle sera admise comme nécessaire. L’être humain sait attirer ce dont il a pleinement besoin, quand il en a besoin. Ainsi, si actuellement la psychanalyse rebute, effraie, "interroge", c’est que la société ne bouge que lentement ses acquis mais, et c’est rassurant, elle a toujours su les faire évoluer selon une demande collective.
- Si un jour, je veux être psychanalyste, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
- D’abord, une psychanalyse, mais tu fais plutôt allusion, je pense, à la question des établissements de formation psychanalytique…
- Oui…
- Il s’agit là d’une question compliquée car, s’il existe différentes "écoles" psychanalytiques, elles n’arrivent pas à se mettre d’accord entre elles. La psychanalyse, n’étant reconnue à aujourd’hui dans aucun pays du monde, appartient donc au domaine du "privé", à tous les sens du terme ! Et c’est à mon avis une des raisons pour lesquelles il ne faut pas comparer les études de médecine et les études de psychanalyse, alors que, malheureusement, on assiste souvent à un amalgame entre ces deux sciences qui n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est leur engagement dans la relation à leur patient. Freud, jusqu’à la fin de sa vie, s’est battu, et le terme n’est pas trop fort, pour imposer les psychanalystes de formation non médicale dont il préférait la pratique. Un comble, me diras-tu, pour lui qui était médecin ! Il s’était même d’ailleurs violemment opposé aux Américains qui, selon lui, avaient tendance à "transformer la psychanalyse en bonne à tout faire de la psychiatrie" ! Et je crois que c’est encore une réaction de Freud qui peut le mieux répondre à ton interrogation : "Charlatan, a-t-il assuré, est celui qui entreprend un traitement sans posséder les connaissances et capacités nécessaires". Autant te dire que lorsqu’un élève-analyste évolue dans un institut psychanalytique, il se rend vite compte de la qualité de l’enseignement qui y est dispensé ; c’est aussi cela être actant de sa vie, d’autant que toute école analytique étant privée,
les cours ne sont pas gratuits et ainsi, tu te doutes bien que les didacticiens, c’est-à-dire les psychanalystes qui transmettent la méthode, s’ils sont incompétents, se font repérer, et leurs établissements se trouvent vite délaissés ou fermés… Car les bonnes ou les mauvaises adresses sont, quoi qu’il en soit, toujours signalées par le bouche-à-oreille… Je voudrais ajouter aussi que les études psychanalytiques sont spécifiques dans le sens où elles sont liées à une méthode originale et c’est pour cette raison qu’il existe des lieux précis pour se former. Ce sont des études théoriques et pratiques déterminées en fonction d’un rail établi par Freud. A ce propos, je t’ai déjà parlé de Carl Gustav Jung qui avait été un temps responsable de rédaction de la revue “Les annales de recherche psychanalytique et psychopathologique” et je suis passée trop rapidement sur la personnalité imposante de ce médecin psychiatre, suisse, décédé il n’y a pas si longtemps que cela, en 1961… C’est lui qui a fait connaître la psychanalyse dans son pays et il a laissé de nombreux ouvrages de référence. Fils de pasteur, il portait le même prénom que son grand-père paternel qui était médecin.
- Ces deux-là avaient donc des points communs ?
- Je ne te le fais pas dire !
Quant au grand-père maternel, il était pasteur et s’intéressait d’autre part au spiritisme.
- Le spiritisme ? ?
- Tu ne sais bien sûr pas ce que c’est… On pourrait dire du spiritisme qu’il s’agit d’un moyen pour rentrer en contact avec les morts et ce, grâce à une personne qui présente une aptitude pour y arriver, le spirite. On dit des spirites qu’ils ont des dons médiumniques. D’ailleurs, on retrouve dans la famille de Jung une médium célèbre, sa cousine, Hélène Preiswerk.
- Est-ce que ces gens-là sont un peu comme des sorciers ?
- Le terme "sorcier" employé dans ce sens peut déranger à l’heure actuelle mais la comparaison n’est pas tout à fait inexacte puisque ce genre de pratique, qui renvoie au domaine de l’invisible, gêne elle aussi. Mais sans vouloir parler d’un domaine que je ne connais pas, il me semble logique d’ajouter quele spiritisme a été, par hy-pnotisme interposé et pour reprendre une expression freudienne connue quant au mécanisme du rêve, "la voie royale" de la psychanalyse !
- On pourrait penser que tu dis que les psychanalystes sont des sorciers…
- Malheureusement, beaucoup trop de monde le pense toujours… Mais encore une fois, la psychanalyse s’occupant de l’inconscient, espace psychique complètement immatériel, cette croyance, cette crainte demeure ! La preuve en est ta réaction !…
- C’était juste pour te taquiner…
- Alors là, tu as réussi car tu touches une corde sensible ! Mais revenons à Jung si tu le veux bien… Celui-ci évoluait donc dans un milieu qui fit, qu’à son tour, il s’intéressa très sérieusement au spiritisme – et ainsi, lorsqu’il a été amené à côtoyer Freud, il s’était déjà forgé une idée de l’inconscient ; et ce, d’autant qu’il avait aussi cheminé aux côtés de Bleuler. Les désaccords entre Jung et Freud n’étaient pas apparents au début de leur relation car il faut bien dire que, pour Jung, massacrer prématurément cette relation n’aurait abouti qu’à se couper de l’homme de génie dont il avait malgré tout encore besoin.
- Tu veux dire que tout de suite cela n’a pas bien marché entre ces deux hommes?
- Il est difficile d’opter pour une réponse catégorique car Jung fut un disciple, et même un des élèves chéris de Freud tout au début de leur rencontre et ce, pendant quelques années. Mais il est certain que leurs caractères étaient très opposés…
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire que Jung était davantage attiré par des profils extravertis, un peu "zinzins" si tu préfères… Il était moins sage que ce que la société peut l’imaginer souvent. Il aimait beaucoup les fêtes, les femmes…
- Heureusement !…
- Bien sûr, mais il semblerait notamment que la fidélité n’était pas son fort et il pouvait slalomer facilement entre excès et raison…
Toujours est-il que la psychanalyse le passionnait, qu’il prenait de la théorie freudienne ce qui lui convenait, et qu’il finit par créer ce qu’il a appelé "la psychologie analytique"…
- Ils se sont fâchés ?
- Et oui ! Mais chez les êtres très intelligents, c’est toujours porteur, c’est toujours évolutif… Quand on pense qu’il faut rompre, se séparer, quand on sent que le moment est venu de partir chacun de son côté, que ce soit affectivement ou professionnellement, il ne faut pas hésiter ; sinon, on perd son temps et, chose plus grave, on en fait perdre à l’autre…
-Tu es en colère en disant cela ?…
- Un peu car sur cette séparation entre les deux hommes, il a été dit, écrit, véhiculé, n’importe quoi. Pensons toujours à la masse de travail que des chercheurs fournissent… Il n’y a pas de place pour des relations qui n’ont plus de raison d’être ; or, quand une histoire est terminée, il ne faut pas insister, sinon on bloque celle qui est sur le point de commencer…
Et Freud et Jung le savaient bien puisqu’ils ont chacun continué une route intéressante pour eux, naturellement, et pour l’humanité surtout…
- Raconte-moi un peu maintenant la route de Jung…
- D’accord… Donc "divorce" entre les deux hommes en 1913 et, dès 1914, les jungiens se sont développés. Ceux-ci resteront toujours moins nombreux que les freudiens mais le mouvement instauré par Jung mérite encore quelques précisions. Jung, malgré tout, était affecté, perturbé, malheureux de cette séparation et ce n’est que peu à peu qu’il s’est mis à rassembler ses travaux pour construire sa doctrine.
- Tu peux m’expliquer ce que c’est une doctrine ?
- Très simplement, une doctrine est un ensemble d’idées, d’opinions qui peuvent être transmises, enseignées, comme la psychanalyse par exemple.
Et pour en revenir plus précisément à la doctrine jungienne, elle prend en compte dans la cure, outre les secrets familiaux, ce que Jung a appelé "l’inconscient collectif" qui, selon lui, joue un rôle important dans l’organisation de la personnalité ; autrement dit, pour lui, nous héritons de toutes les expériences passées de l’humanité, qui seraient donc gravées en chacun de nous, bien que nous vivions ici et maintenant. Une autre particularité du mouvement jungien se retrouve dans la pratique de la cure, c’est-à-dire que le psychothérapeute dirige plus activement la séance que ce que le demande la méthode freudienne…Mais ce sont des nuances qu’il faudrait développer de façon trop technique ce qui, comme tu ne manquerais pas de me le faire remarquer, ne t’intéresse pas trop !
- Mais, dans la vie de Jung, il s’est passé des choses particulières comme pour Freud ?
- Il a connu un parcours intéressant mais il a été plusieurs fois attaqué sur la question juive. On lui reprochait une certaine forme de racisme, dont Freud s’est plaint mais, là, les avis sont partagés… Il est sûr que la réputation de Jung en a souffert, alors que, rappelons-le, il a laissé une oeuvre d’une rare abondance.
- C’est un peu triste quand même toutes leurs histoires…
- Que veux-tu ? Les êtres humains ont leurs limites et je crois que ce qu’il faut surtout retenir c’est que la psychanalyse est maintenant connue pratiquement du monde entier et ça, à mon sens, c’est plutôt une bonne nouvelle ! D’autant que je suis persuadée qu’elle n’a pas fini de faire parler d’elle et en bien… D’ailleurs, et si tu me permets d’arrêter notre entretien sur cette note qui se veut optimiste, j’aimerais préciser, avant de te remercier de ta précieuse participation, que ce dialogue n’avait pas la moindre ambition de faire de toi un spécialiste de la psychanalyse mais que j’ai seulement et modestement essayé de t’éclairer… En te disant cela, je fais un clin d’oeil à Freud qui a conclu un de ses ouvrages de la sorte…
- Lequel ?
- Je crois qu’il s’agit d’"Introduction à la psychanalyse", - et le terme d’introduction m’amène à te dire – tu peux t’en douter – que notre rencontre n’a fait qu’effleurer l’Histoire de la psychanalyse…
- Je peux encore te demander quelque chose ?
- A ton avis ?…
- Je peux te demander un petit conseil ?
- C’est difficile ce que tu me demandes là car tu sais très bien qu’un psychanalyste ne conseille jamais !
- Mamy, juste un p’tit conseil ?
- D’accord…
- Comment je dois faire pour que Papy accepte que je fasse de la moto dans son jardin ?
- (Rires)…
|