Si une des fonctions de l'inconscient consiste à emmagaziner des souvenirs,
le mécanisme demeure complexe dans la mesure où l'opération
du refoulement s'exerce dans ce lieu paradoxal, abstrait et donc mystérieux. Le refoulement, sorte de bouclier, est à entendre comme une forme de
défense puisque, par ce processus, l'individu cherche à cacher,
puis à masquer, certaines situations liées à ses rapports
plus ou moins fantasmatiques avec l'entourage. Et si l'inconscient et le conscient se côtoient à certains moments, de fait peuvent-ils s'ignorer
si une mise à l'écart s'impose, c'est-à-dire lorsqu'une
menace de déplaisir se fait sentir.
Il y a, in fine, de la trahison dans cette obligation à tenir à
distance le conscient car, et c'est un comble, le sujet lui-même n'est
pas tenu parfaitement informé de l'organisation secrète et intime
du fondement de sa personnalité.
Elle avait été la maîtresse d'un médecin célèbre,
elle avait un enfant de lui prénommé Victor, elle, s'appelait
Victoire. Lui, n'avait jamais divorcé et la question qui obsédait
Victoire consistait à se demander s'il aurait "reconnu" leur
fils si celui-ci n'avait pas été trisomique...
Victoire est puéricultrice et le premier entretien véhicule
mille accusations dirigées contre le père de son enfant qu'elle
rend notamment responsable de sa démission de l'Hôpital parisien
dans lequel ils s'étaient rencontrés.
La haine est présente au premier rendez-vous, la pulsion de mort donne
le ton, les propos sont d'une rare agressivité.
A la fin de cette première rencontre me revient en mémoire un
extrait de correspondance de Freud à sa fiancée Martha :
- "Je ne veux pas que tu m'aimes pour les qualités que tu me prêterais,
d'ailleurs pour aucune qualité, il faut que tu m'aimes sans raison,
comme aiment sans raison tous ceux qui aiment simplement, simplement parce
que je t'aime et que tu n'as pas à en avoir honte"...
Le drame de Victoire c'est de confondre l'amour et la haine et que Victor
symbolise en quelque sorte et à lui seul cette confusion ; elle souffre
trop de l'apparence de son fils, elle en a honte mais elle n'arrive pas à
s'interroger alors qu'il eût été impératif, dès
les premiers instants de la vie de cet enfant, qu'elle essaie de voir pourquoi
elle avait un bébé trisomique. Sa cure analytique, si elle est
réellement prête, devra la conduire à affronter le symptôme
de son enfant et à trouver le courage de comprendre ce qui se passe
en amont du symptôme.
Les séances suivantes offrent toujours le même dualisme ; Victoire
cherche l'amour au conscient mais ignore qu'elle le rejette inconsciemment.
Il faut attendre le septième entretien pour que l'existence de Michel,
masseur-kinésithérapeute de son métier, qu'il exerce
dans le même hôpital qu'elle, soit dévoilée. Il
est marié et ne "peut" pas divorcer car sa fille est atteinte
d'un spina-bifida...
Je sais que Victoire n'est pas dupe de la situation dans laquelle elle se
trouve et qui est la parfaite répétition de son couple précédent.
Il serait maladroit de le lui faire re-marquer, elle sait que je sais et enchaîne
:
- "Je pense être dans la mauvaise direction et je crois comprendre
soudainement que je dois plutôt me questionner sur la raison de ma profession
et cette attirance que j'ai toujours eue pour le milieu médical"...
Victoire associe alors avec une facilité absente jusque-là de
nos rencontres.
Elle me livre en vrac des détails sordides de son enfance : parents
alcooliques, petits ouvriers qui passaient plus de temps au "bistrot"
que devant les devoirs de Victoire qui signait elle-même ses cahiers,
parents qu'elle retrouvait ivres-morts sur la place du village quand, tard
dans la nuit, elle s'inquiétait de ne pas les savoir rentrés
:
-
"Gervaise" me dit-elle en concluant bien vite…
La douleur avait jailli et il faudrait attendre encore quelques semaines pour
que l'inconscient de cette patiente revienne sur la notion de "milieu
médical".
C'est en me racontant une anecdote de ses études au Collège
que Victoire fit le premier grand pas…
En classe de troisième, un prestidigitateur étant arrivé
à s'imposer dans l'établissement scolaire où elle se
trouvait alors, elle assista à son spectacle, tout comme les autres
élèves. L'homme de scène fit un numéro que Victoire
ne devait jamais oublier : il demanda que trois adolescents volontaires de
l'assistance lui remettent l'objet auquel ils tenaient le plus ; deux garçons
lui remirent leur montre et elle, se sentant poussée, lui prêta
un crucifix en or qu'elle portait autour du cou et qui avait appartenu à
sa grand-mère paternelle, "faiseuse d'anges" comme on disait
autrefois, c'est-à-dire pratiquant des avortements dans les conditions
que l'on imagine… L'homme de l'art, en moins de temps qu'il n'en faut pour
le dire, transforma les montres et la croix en colombes, puis restitua les
objets !
Victoire me raconte la suite à une allure effrénée, se
souvient d'avoir rangé le bijou dans sa trousse contre toute logique,
trousse que le père jeta dans la cuisinière à bois le
soir même (!), ne supportant pas que sa fille soit encore à ses
leçons alors que la table n'était pas mise.
Elle me dit qu'elle ne tentât rien et, instinctivement, ne chercha jamais
à savoir ce qu'était devenu cet "héritage"
familial au milieu des cendres.
- "Des-cendres, descendre des enfants", me dit-elle… Alors, elle,
elle ne les tuerait pas, comme sa grand-mère ; elle, elle contribuerait
à leur permettre de vivre...
L'analyse abordait un virage important et il allait falloir maintenant que
l'inconscient de Victoire trouve l'énergie pour s'interroger sur la
pathologie de Victor. Ce chemin allait d'ailleurs s'avérer long et
difficile, d'autant que la cure n'avait toujours pas permis à ce stade
d'éluder réellement ce qui se cachait derrière l'expression
"milieu médical". Effectivement, l'interprétation
première était insuffisante dans le sens où il n'y avait
pas eu de véritable abréaction.
Les séances " hystérisaient " de plus en plus Victoire
et l'analyse, comme toujours à la veille d'une libération salvatrice,
devenaient de plus en plus douloureuse. Victoire arrive en cette veille de
Pentecôte avec un large sourire, suivi, comme à l'accoutumée,
de la même phrase introductrice :
- " Je suis toujours crevée lorsque j'arrive chez vous ! "...
Toujours la sempiternelle ambivalence hystérique : le paraître,
trahi rapidement par un transfert négatif des plus explicite. Ce jour-là,
mon propre inconscient saisit la balle au bond :
- " Crevée, dites-vous "…
Victoire poursuit :
- " Crevée me ramène à crevaison et à un joli
souvenir… ( silence rêveur)… Un jeudi matin de mon adolescence, passé
à un entraînement de basket, comme j'allais reprendre ma bicyclette
pour rentrer chez moi, je trouve ma roue avant dégonflée. Je
n'avais plus de pompe sur mon vélo et je me trouvais bien désemparée
étant déjà en retard pour le repas de midi et surtout
angoissée par l'accueil qui m'attendait, accueil d'autant plus violent
que l'aiguille de l'horloge avancerait sur le cadran. Le médecin du
village, qui connaissait bien ma famille, s'approcha de moi alors qu'il s'apprêtait
à monter dans sa 2 CV. Très rapidement, son diagnostic (éclats
de rire) décela une crevaison. Il m'invita à le suivre dans
sa demeure familiale, dont je peux dire avec le recul qu'il s'agissait d'une
de ces belles maisons bourgeoises du début du siècle, me fit
passer par le jardin et rentrer par une porte-fenêtre qui s'ouvrait
sur une vaste cuisine. Il demanda à son épouse, qui dressait
le couvert, où se trouvait Guy, son fils, aîné de quatre
garçons que je connaissais tous de vue. Sa femme lui indiqua qu'il
travaillait avec ses frères dans la salle à manger. Nous les
rejoignîment et je restai sous le choc tant l'ambiance était
inhabituelle pour moi : sur une énorme table de ferme étaient
"attablés" les enfants au complet qui devaient avoir, à
l'époque, de douze à dix-huit ans environ. Je découvrais
alors soudainement que la scolarité était respectée dans
un certain milieu et donc encouragée par ce respect…
Je peux dire maintenant que c'est à cet instant que je décidai,
coûte que coûte, de faire des études. La suite de cette
histoire me semble importante à vous raconter : Guy fut chargé
de réparer le pneu et désigné pour ramener jusque chez
moi, après le déjeuner, la bicyclette. Le Docteur me raccompagna
à la maison puisqu'il partait en visite. Je ne sais plus si les hurlements
de mes parents scandèrent mon arrivée, cela n'avait plus d'importance
car j'avais intuitivement capté que, seul, le métier de soignant,
au travers de la relation d'aide en quelque sorte, pourrait m'épanouir
et me sortir de mon milieu sclérosant"...
L'abréaction n'était donc pas parfaite puisque l'inconscient
véhiculait toujours à ce stade de l'analyse le mot "milieu",
suivi maintenant de "sclérose"…
Elle lance alors :
- "Et à mille lieux de la sclérose que se passe-t-il ?"…
- "C'est mon histoire qui commence en fait", ajoute Victoire, en
insistant sur le pronom possessif.
Victoire signalait ainsi que nous devions nous séparer à ce
point de la cure. Elle ne me livrerait plus rien puisque, ayant pris conscience
qu'elle avait tout choisi en fait, elle pouvait accepter dès lors son
identité, et, ainsi et surtout, l'apparence de son enfant. Enfin venait-elle
d'intégrer que son père, malgré son aspect misérable,
en jetant inconsciemment la petite croix, avait déjà permis
que le symptôme de l'héritage transgénérationnel
familial s'essouffle un peu et qu'il pourrait petit à petit être
accepté comme "Saint-Homme"... Il est sûr qu'il ne
désirait pas au fond de lui que sa fille continue à porter le
fardeau de la filiation.
En fait, l'histoire de Victoire montre que la véritable liberté
passe par l'acceptation de soi, de son existence et donc de l'autre mais lorsque
nous n'y arrivons pas et que privilège nous a été donné
d'avoir un enfant, il suffit de l'observer pour comprendre ce que nous refusons
en nous. Et, ce que nous refusons chez notre enfant révèle le
fondement de notre personnalité.
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