Peut-on raisonnablement induire
que l’enfant est le miroir des parents et par voie de conséquence, que l’enfant
situe le devenir de ceux-ci ? Ainsi, les réactions des parents ne
seraient-elles que la résultante des comportements de leur chérubin ? Autrement
dit, peut-on affirmer que l’on ne naît pas parent mais qu’on le devient ?
Rémy
semble tout droit sorti de ces magazines qui offrent le spectacle figé des
défilés de mode pour enfants…
Pour
son premier rendez-vous, ce garçonnet de sept ans est accompagné par sa
grand-mère, institutrice à la retraite. Plutôt effacée, elle parle de Rémy à
voix basse mais, de toute façon, Rémy semble perdu dans ses rêves. Justement…
-
"Il rêve tout le temps", assure-t-elle sans reproche mais manifestement
inquiète, "Il a déjà vu un psychologue scolaire… Je n’apprécie pas
beaucoup les psychologues scolaires, mon métier m’a appris à m’en méfier. Je me
trompe peut-être mais ils ont tendance à mettre tout le monde dans le même sac.
Je viens, envoyée par Madame S. qui vous avait confié sa fille…".
La
conversation tourne un peu en rond et j’attends qu’elle m’explique l’absence
des parents…
-
"La maman et le papa de Rémy sont au ciel. N’est-ce pas mon chéri ?".
Pas
étonnant qu’il soit toujours la tête dans les nuages, d’autant que le ton et
les propos interrogatifs manquent d’assurance.
Le
décès des parents de Rémy remonte à l’été précédent alors qu’il se trouvait en
vacances chez ses grands-parents paternels en Ardèche. Tués sur le coup dans un
accident de voiture en Espagne, il ne les avait jamais revus. Les familles
respectives choisissant de lui éviter l’enterrement, il persistait
à vouloir rejoindre son père et sa mère dont on lui avait imposé la possibilité
qu’ils vivaient maintenant au ciel.
-
"Je veux aller avec eux, je veux les voir", rage-t-il, sorti tout à
coup de sa rêverie.
Vous
pensez, le ciel… On va bien sur la lune et Rémy le sait. Jules Verne
n’appartient plus au monde de la science-fiction.
La
grand-mère nous laisse seuls et le visage de l’enfant sort de sa crispation. Il
se lève et saisit sur mon bureau une petite chouette en céramique aux paupières
closes. Il a une tenue très proustienne et semble ficelé, malgré lui, dans une
autre époque.
-
"Pourquoi elle dort", me demande-t-il ?
Je
l’invite à chercher une réponse.
-
"J’sais pas…".
Silence.
Il regarde l’objet intensément comme pour percer un mystère…
-
"Elle a fait plein de cauchemars la nuit et maintenant, elle dort…".
Je
l’engage à m’expliquer quel genre de cauchemars a bien pu faire la chouette…
-
"J’sais pas… si…".
Hésitation.
-
"Elle trouvait plus son nid…".
Ainsi,
ses re-pères s’étaient envolés avec le départ des parents.
-
"C’est à toi ? Je peux l’emporter ?" interroge-t-il, charmeur, dans
la foulée.
Je
réponds négativement en lui expliquant que c’est un cadeau mais il passe vite
du coq-à-l’âne, jusqu’à la fin de l’entretien, comme si le bonheur ne le
concernait plus…
Rémy
accepte de revenir me voir et de régler ses consultations. Il est d’accord sur
le prix, d’autant qu’il a une tirelire : une pièce de cinquante centimes et un
dessin. Il sait qu’il ne doit pas oublier, il a compris qu’il venait pour
grandir. Intuitivement, il a saisi le sens de l’analyse, comme on le constate
très souvent, même chez les enfants plus jeunes.
Il
vient régulièrement, toujours aussi désuet dans son allure et rarement
souriant.
Aujourd’hui,
la moue est encore moins engageante que d’habitude.
La
grand-mère annonce doucement l’ampleur du désaccord en me précisant qu’il
m’expliquerait ses bêtises.
Il
ne m’explique rien du tout, c’est son droit, ce temps et cet espace lui
appartiennent ; il a payé sa consultation, ainsi peut-il s’exprimer selon son
désir.
Comme
je regarde son dessin, il s’approche de moi, jette un rapide coup d’œil sur son
œuvre, se gratte les cheveux, puis se retourne :
-
"Je savais plus comment on fait les hélicoptères ; ça, c’est un
avion".
Il
a donc toujours envie d’aller au ciel, bien qu’il ait oublié comment on
fait les hélicoptères.
-
"Mon papa, il conduisait les avions (le père était aiguilleur du ciel, il
avait donc raison !). Mon papa, il savait dessiner les hélicoptères".
Les
verbes à l’imparfait laissent prévoir un enclenchement du processus de deuil,
du moins pour ce qui est du père.
-
"Ma maman, elle sait pas dessiner. Tu sais dessiner, toi ?".
Je
lui raconte mon peu d’habileté dans ce domaine.
-
"Les mamans, elles savent pas dessiner…".
Les
papas qui savent, les mamans qui ne savent pas : peu à peu, le schéma se
rétablit, la jambe paternelle se solidifie.
-
"Ma mamie, elle m’a dit que Coquette (la chienne) elle était au ciel. On
s’est disputé. J’ai pas voulu manger les crêpes".
Ainsi
refusait-il catégoriquement les nourritures spirituelles et terrestres de la
grand-mère ; il s’opposait soudain, ce qui expliquait le désarroi visible de
cette charmante dame.
Il
termine la séance en insistant sur le sujet de la discorde :
-
"Le ciel, c’est pas la maison des avions…".
Rémy
est parti au ski quelques jours et revient tout bronzé ; il a séjourné à
Chamonix avec oncle, tante et cousin. Il a les bras chargés de tulipes
blanches, de deux dessins, quand la petite pièce symbolique lui échappe des
mains…
J’assiste
à cet acte manqué, significatif, même si la signification ne se fait pas jour
sur l’instant, avec une fugace impression de rupture annoncée…
-
"Je sais skier, j’ai eu mon flocon, mon cousin aussi…".
Il
attire mon attention sur un jean tout neuf. L’ensemble
vestimentaire est gai et actuel.
-
"Ma tatie, elle m’a acheté des habits".
Je
le complimente sur son élégance. Il rougit.
-
"Ma tatie, elle dit comme toi que mon papa et ma maman y sont pas au
ciel". (Je n’avais jamais rien dit de la sorte).
Je
suis surprise que ses premiers propos reviennent avec autant d’intensité sur
cette notion de mort qu’il appréhende donc toujours aussi mal, muselé dans la
gangue de la souffrance et ce, malgré le temps écoulé depuis le début de la
cure analytique.
Les
deux dessins devant moi, jetés par lui un peu à la hâte, je lui demande de me
commenter le plus ancien, puis le plus récent. Il refuse et décide d’en faire
un autre qu’il trace sans application.
-
"Je vais te faire un bonhomme de neige".
Il
rajoute un énorme soleil dont les immenses rayons jaunes se dirigent comme pour
mieux faire fondre son bonhomme. Il sort avec ce dessin qu’il désire emporter, chose
possible puisqu’il a symbolisé le paiement et s’est déjà acquitté de sa dette.
La
grand-mère attend Rémy comme à l’accoutumée. Elle le dit moins distrait et
qualifie le séjour au ski salutaire.
Pour
la première fois, Rémy désire m’embrasser et part en courant.
Je
saisis à cette minute que c’est sa dernière séance. Même intuition pour Rémy,
j’en ai la certitude.
Une
petite carte de visite de la grand-mère me remercie quelques jours plus tard,
annulant le rendez-vous suivant. Elle
justifie le procédé épistolaire, n’ayant pas voulu parler devant Rémy.
Les
non-dits allaient ainsi pouvoir continuer leur savante dégradation, tout comme
ne manquerait pas de le faire cette nouvelle rupture imposée et prématurée.
Quoi qu’il
en soit, utiliser le mensonge par omission, c’est oublier l’interconnexion des
inconscients qui savent… Cette maman de substitution met tout son cœur et toute
son énergie dans l’éducation de son petit-fils mais je crains qu’elle ne
cherche à retrouver en lui sa fille trop tôt disparue et qu’ainsi, elle ne soit
pas prête à accorder à Rémy une autonomie salvatrice dont elle doit redouter,
pour elle, les conséquences frustrantes.
Il
y a plus de cent cinquante ans, Georges Sand disait que ses enfants
étaient beaux comme des amours et caressants pour elle seule, mais la
psychanalyse n’existait pas et le travail de Françoise Dolto n’était pas né,
elle qui insistait pour que tout parent fasse le deuil de son enfant à la
naissance. Ne pousse-t-elle pas d’ailleurs un véritable cri de colère, ou plutôt
d’amour, pour l’enfant qu’elle respecte et qu’elle reconnaît comme sujet, en
écrivant : Deuxième cordon ombilical, c’est ainsi que j’appelle le lien
moral, subtil et parfois véritable chaîne d’acier ne lui laissant aucune
liberté qui relie, prisonnier, un enfant à ses parents et surtout à sa
mère…
Il
est vrai que beaucoup de parents ont l’art - et pas toujours la manière - de trouver les prétextes les plus
fallacieux pour interrompre la cure analytique de l’enfant à un moment-clef, de
préférence quand celui-ci commence à s’autoriser à dire et à faire, donc à
être. L’angoisse de perte s’empare alors de la mère et du père, les névroses
d’échec s’affolent, - car seraient-ils de mauvais parents ? – Et que peut bien
raconter l’enfant sur eux durant les séances - ? Surgit alors l’abandonnisme
redoutable, projeté sur l’enfant. La question d’argent est souvent mise en
avant, tout comme les vacances… Personne n’est dupe et déjà le
pédo-psychanalyste sait que l’enfant ne reviendra pas – ou beaucoup plus tard –
mais ça c’est une autre histoire…
Comment,
plus précisément, expliquer l’attitude de cette grand-mère au demeurant aimante ? L’interruption
prématurée de la prise en charge psychanalytique de Rémy enclenchant une
nouvelle rupture, il aura régressé en amont du traumatisme de deuil, car cette
séparation – même si elle demeure fantasmatique – se sera révélée ingérable
pour un petit bonhomme de cet âge. Le bénéfice fantasmatique de la grand-mère
consiste ainsi à échapper à la dure réalité de la mort de sa fille et Rémy
n’ayant pas, à ce stade de son analyse, la possibilité d’en faire le deuil,
l’imaginaire continuera à animer ses objets d’amour à sa guise…
La
relation duelle de Rémy face à sa grand-mère signale combien il apparaît
difficile de saisir, voire de sentir ou ressentir, en pédo-psychanalyse, si
c’est à l’enfant ou au parent de consulter.
Par
ailleurs, ne peut-on pas envisager que grâce à la présence de cet enfant, cette
mère de substitution ait pu s’accrocher à la vie, sans sombrer dans la
dépression ?
Et
dans ce cas, y-a-t-il inconsciemment processus d’utilisation ? A moins qu’il
ne faille comprendre que l’être humain rencontre, à un moment ou à un autre de
son existence, la nécessité d’accepter que l’on a toujours besoin d’un
plus petit que soi ?
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