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A lire : les livres et quelques articles
de Chantal Calatayud,
psychanalyste, didactitienne analytique,
auteur,
parus dans Psychanalyse magazine.

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Eléonore, une histoire de désir interdit


Si pour Jacques Lacan, le désir naît de la frustration, Pierre Rey dans son ouvrage " Le désir ", paru chez Plon, d’écrire qu’il n’existe " pas d’égalité face au désir. Pas de justice… Chacun fait ce qu’il peut, espère ce qu’il veut et prend ce qui lui vient, imposé par des lois qui gouvernent sa vie mais dont le sens lui échappe "... Il y a de la faille dans la jouissance à attendre ce qui pourrait déjà être, non pas comme une latence structurante et protectrice, mais comme un non-choix face à la grande illusion qui consiste à penser que changer d’état passe, irrémédiablement, par de la perte. La psychanalyse se charge de " désillusionner " cette menace potentiellement invalidante car, comme le souligne encore Pierre Rey, " quand on fait l’amour à deux, on est trois. Soi. L’autre. Et le fantasme "... C’est ainsi que s’exprime, triangulairement, Eléonore…

 

L’échec, Eléonore connaît bien, dans toutes ses approches, dans toutes ses perversités, dans toutes ses ruses plus imprévisibles les unes que les autres. Ses lèvres, séance après séance, libèrent ce mot fatal avec une résignation sans pareil. Sa bouche scande misérablement les syllabes, comme si la vie ne pouvait se jouer qu’en pure perte, comme s’il ne fallait surtout jamais gagner…

Ses pensées visiblement plus noires qu’à l’habitude, comme le laisse présager sa tenue vestimentaire, encore plus sombre qu’à l’accoutumée, Eléonore passe le seuil de mon bureau, le regard fermé, un immense sac en bandoulière qui la rend encore plus fragile. Elle en extirpe subrepticement un hebdomadaire qui relate le suicide récent de la fille d’un journaliste célèbre. Elle l’ouvre à une page cochée d’avance et me le tend d’un geste accusateur :

- "Alors, qu’en pensez-vous de ça, vous qui expliquez que la psychanalyse débarrasse de la névrose d’échec ?"...

Je suis stupéfaite et du ton et de l’entrée en matière. Je n’ai jamais vu Eléonore dans un état semblable ; elle, si effacée à l’ordinaire, si introvertie, si bien élevée, me déclarait la guerre… Elle s’autorisait enfin à laisser exploser sa rage…

- "Elle a dû en consulter des savants, des psychiatres, des psy-machins et pas le menu fretin vu son milieu… " poursuit-elle, en formulant tout de go questions et réponses, laissant déborder une agressivité maladroite, en apparence étrangère à elle jusqu’alors…

Je laisse s’installer un long silence pour qu’elle puisse prendre du recul par rapport à ses accusations mal déguisées, temps de réflexion toujours suivi, chez l’analysant, de culpabilité.

- "Oui, continue-t-elle plus calmement, vous allez me dire que le malade a son libre arbitre et c’est lui qui décide de sa guérison…"...

Silence très long que je ne désire pas briser afin qu’elle puisse évacuer tout le ressentiment dans une énergie déjà abréactionnelle, libératrice.

- "Mais alors", reprend-elle une note plus haut, en une tentative de prise de contrôle nécessaire à son désir de me détruire, en cet instant douloureux du transfert négatif dont Freud disait qu’il aimait à le dompter, "à quoi ça sert une analyse ?"...

J’éprouve toujours, malgré moi et à tort, au moment du transfert négatif, cette impression pénible de tourner en rond dans la cure. Par essence, ce mouvement de pensée singulier, inattendu, de l’analysant sur l’analyste, lié et impulsé pernicieusement par Thanatos, suit une période de quasi-béatitude qui donne une ambiance chaleureuse aux séances, pour s’effondrer brutalement sans fatalement le laisser deviner… Et même si le transfert positif renvoie, il ne faut pas en être dupe, à de l’hystérie de séduction, cette rupture d’un état narcissique génère inévitablement, et c’est tant mieux, de ce doute qui relativise la position du thérapeute ; effectivement, le transfert négatif, entre autres, nous rappelle, à juste titre, toute la précarité de l’étayage libidinal, quasi-virtuel, que la règle fondamentale permet, considère et exige dans toute cure.

- "Evidemment, si je pose la question, je connais la réponse… Je suis ici pour trouver le mode d’emploi…"...

Le chemin analytique ne livre, d’évidence, aucune recette, pas plus qu’il ne comporte de potion magique ou de remède miracle. Chaque inconscient est unique et remarquable par son unicité. C’est simplement dans cette dimension qu’il tient l’analyste en respect et, qu’alors, l’analyste peut accepter cette seule forme de contrôle, afin d’être, par un jeu subtil d’effet boomerang, mieux respecté à son tour…

Eléonore avance à grands pas dans le labyrinthe de ses fantasmes, bousculant sans modération ses idées reçues. Elle maltraite au passage les religieuses qui ont tenté, jeune étudiante, de la phagocyter dans une perspective d’avenir ecclésiastique, envisagé un temps par elle. Elle dénonce dans la foulée ce qu’elle nomme "la névrose des cornettes" dont la théorie repose, selon elle, sur une incapacité pour cette gent féminine singulière à affronter l’homme :

- "Elles en ont peur, au point de m’avoir refilé leurs angoisses. Résultat des courses, alors que le professeur d’Histoire nous avait demandé de rendre un devoir sur nos connaissances quant aux divinités grecques, je lui ai asséné une bonne demi-douzaine de pages sur Eros. J’ai sublimé "la colle" qui a suivi car je l’avais mis dans le mille ! "...

Je suis toujours amusée de constater comme le vocabulaire peut se modifier au fil du temps analytique, sorte d’alchimie à rebours qui peut aller du moins vers le plus ou l’inverse. Pour Eléonore, les tabous s’envolaient donc et ce, sans le moindre sentiment de gêne à mon égard.

Je savais aussi que son inconscient s’étant destitué de cette anecdote sur Eros, l’amour pouvait arriver sans crier gare dans la vie d’Eléonore, célibataire endurcie à la quarantaine largement franchie…

Conservateur de musée de métier, elle en avait le profil désigné, sorte de "rat de bibliothèque", à la mine fouineuse, curieuse de tout, véritable intellectuelle aux connaissances picturales et littéraires brillantes, qu’elle a le don de transmettre et, avant tout, de mettre en mots, de ces mots qui vous donnent envie sur l’instant de lire l’ouvrage dont elle parle. Elle a le génie de faire oublier que le sujet est rébarbatif ; on aime les livres à travers elle, comme on l’aime, parce qu’en fait, elle est douée pour l’amour mais ne le sait pas…

Depuis longtemps, Eléonore attend sa mutation qu’elle a demandée, non pas dans un objectif de promotion professionnelle mais pour échapper à l’emprise d’un père perçu castrateur, nonagénaire alerte, militaire de carrière, auquel elle doit obéir au doigt et à l’œil, pouvoir dont il abuse mais emprise qu’Eléonore désire rompre. Elle symbolise, par la même occasion, une sorte de divorce, comme si elle désirait la rupture de ce couple oedipien, limitatif et perturbant, siège de conflits mêlés de compassion pour cet homme dont elle prétend, et c’est bien vrai, qu’il n’a été que le seul homme de sa vie, le seul qu’elle ait aimé.

Elle revient me voir la veille de son départ, toujours aussi dubitative face aux vertus hypothétiques de l’acte symbolique. Je lui propose de lui donner les coordonnées d’un confrère dans la région de sa future installation, ce qu’elle refuse. Elle préfère revenir me consulter, le cas échéant, à l’occasion de ses visites dans le Midi, si besoin est.

Eléonore désire garder le contrôle jusqu’au bout, contrôle dont l’analyste se méfie puisque cette attitude comportementale et de toute façon réactionnelle correspond, en fait, à une fixation structurale à dépasser pour que tout relationnel conflictuel puisse s’arrêter.

Quelques mois plus tard, Eléonore me demande un rendez-vous, étant de passage pour régler des affaires personnelles.

Le look est modifié, de la coupe de cheveux en passant par le débardeur coquin. J’ai du mal à la reconnaître.

- "C’est Jean qui m’a accompagnée. C’est mon supérieur hiérarchique, il est veuf sans enfant, nous nous marions le mois prochain. Nous n’avons pas de temps à perdre, il a cinquante ans et puis, nous envisageons l’adoption…"...

Cette dernière séance, bien que teintée d’attitudes qui font subodorer des conflits pas tout à fait liquidés, est placée sous le signe de l’optimisme. Incontestablement, cette rencontre providentielle a le goût de l’amour et je sais qu’Eléonore possède en elle toutes les clefs pour rendre un enfant heureux et équilibré ; elle saura, à bon escient, faire valoir son vrai-self, c’est-à-dire ce pour quoi il a choisi de venir au monde… Elle ne peut oublier combien elle a été bridée par les désirs projectifs de son propre père qui poursuivait, tant qu’elle l’acceptait, son existence au travers de l’identité de sa fille sacrifiée…

Eléonore promet en partant de me tenir au courant si l’arrivée d’un bébé fille ou garçon se concrétisait. Elle avoue avoir un penchant pour le sexe mâle !

- "No comment", ajoute-t-elle en riant…

Elle me salue, se dirige vers la porte et se retourne un peu brutalement : Ah au fait, Papa est mort il y a trois semaines…".

 

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