La drogue fait souvent la une
de l’information : campagnes de prévention, faits divers, auxquels il faut
ajouter des scénarii plus ou moins habiles. Les séries télévisées sont
d’ailleurs régulièrement mises en cause pour porter à l’écran ce phénomène de
société. Il n’est certes pas possible de nier actuellement l’impact négatif
d’une certaine forme de banalisation, sorte d’habitude qui entraîne à «vivre
avec»… Mais vivre avec l’idée que la drogue ça circule partout, qu’on n’y peut
rien, que, du reste, des gens «payés pour» ou des bénévoles s’en occupent,
n’est-ce pas se voiler la face, n’est-ce pas faire montre d’une politique de
l’autruche, pratique parce qu’elle masque la peur, angoisse farouche d’être un
jour concerné de près, de très près ou de plus ou moins près par ce fléau qui
ne rend pas les gens heureux, qui les accule, pour mieux les épuiser jusqu’à
les faire «crever» ?
Daniel
m’est adressé par un médecin qui n’en peut plus des rechutes toxicomaniaques de
son patient.
Très
grand, très beau, très intelligent, très fatigué, très usé, très désemparé…
-
«A vingt-huit ans, je suis toujours aussi paumé…»…
C’est
ainsi qu’il commence l’entretien, ne cherchant pas à rejeter la responsabilité
sur quiconque ; il n’a d’ailleurs même plus cette force-là. Il coule, se laisse
engloutir, tremble, en «manque» remarque-t-il…
Qu’a-t-il
manqué au juste ? Ou de quoi a-t-il manqué ? Il est vrai que toute sa petite
enfance s’est organisée autour du vide et le vide entraîne l’incapacité à
saisir l’opportunité. Ce vide n’est donc, en fait, que le pâle reflet de son
impossibilité à trouver en lui la moindre ressource.
-
«Déjà l’enfance m’enfonçait» ironise-t-il, «pas étonnant que je me défonce !»...
Le
père voulait une fille ; le prénom Daniel subit, dès les premières semaines de
sa vie, une transformation : Dany. Il s’applique à épeler :
-
«DAN comme damner, AN comme âne, ANNIE comme fille, NIE comme négation»...
Vu
sous cet angle, logique analytiquement quand on connaît la portée du phonème et
ce qu’il véhicule dans l’existence de l’individu, il y a de quoi frémir…
-
«Pas étonnant que je sois drogué, drogué et séropositif… Zéro-positif…»
ajoute-t-il après que ses yeux se soient illuminés.
Ainsi
semble-t-il tirer une jouissance certaine à se démolir, à se piétiner, à se
négativer…
Il
me dit, à plusieurs reprises, vouloir s’en sortir. Il bénéficie d’un bon
soutien médical nécessaire. Quant à l’argent, s’il en trouve pour la «came»,
philosophe-t-il, il peut en trouver pour régler sa cure.
Malgré
toutes ces bonnes résolutions, je sais que la partie est loin d’être gagnée et
que le chemin risque d’être rude. Il faudra certainement beaucoup d’énergie
pour tirer cet homme de la maladie. La remontée du gouffre nécessitera patience
et rigueur, tolérance et fermeté, humilité et combativité, un peu tout et son
contraire mais la drogue n’appartient-elle pas au paradoxe le plus absurde ? Le
drogué se drogue pour tenter d’exister, la drogue l’ex-cite pour mieux le
diminuer, le diminuer jusqu’à pétrir un mort vivant, fantôme de son histoire
qu’il ne vit plus que par procuration. La drogue ira jusqu’à l’enterrer, encore
vivant, avec un acharnement qui ne lui laisse pas de répit. Et pourtant, à sa
manière le corps se bat et se débat, le temps de vomir sur la société sa
révolte, révolte mal étiquetée, jusqu’à son dernier pauvre petit souffle, qui
l’entraînera inexorablement outre-tombe…
Daniel
le sait et, cependant, il veut encore croire que tout est possible. Les
consultations sont suivies régulièrement, pas d’actes manqués, quelques retards
tout au plus. Il parle facilement de ses parents de condition modeste mais le
bât blesse lorsqu’il aborde la naissance d’une sœur handicapée, qui semble
avoir vampirisé toute l’énergie de la famille, autant dire tout l’amour, du
moins l’inconscient le conçoit-il ainsi. Il intègre, dès les premières séances,
le rapport qui existe entre les traitements médicamenteux lourds que prend sa
sœur et ses propres prises d’héroïne qu’il assimile fantasmatiquement à la pharmacopée
de l’enfance.
Il
arrive nauséeux un matin et me demande à s’allonger sur le divan, alors qu’il a
travaillé en face à face jusque-là. Il semble au plus mal et a décidé d’aller
se ressourcer à Amsterdam… Je ne tente aucune retenue, inutile de toute façon
puisque Daniel est déjà parti dans sa tête… Il est obsédé par une dispute la
veille avec sa mère qui lui interdit d’emmener sa fille de six ans en Hollande.
Daniel
a eu cette enfant avec une jeune femme morte d’overdose quelque temps
auparavant. Ses rencontres, d’ailleurs, depuis tout jeune, n’attirent que des
marginaux, drogués «en herbe» dont plusieurs, passant à l’étape supérieure, ne
sont plus. Il a découvert la drogue à l’âge de seize ans lors d’un voyage
scolaire en Angleterre. L’hébergement s’était fait dans une famille d’accueil
qui fumait allègrement le “joint”.
Il
réclame un verre d’eau (que je lui refuse) et se relève péniblement…
En
le voyant si fragile, j’avoue que ce voyage ne me dit rien qui vaille mais qui
puis-je ?
-
«Je vous téléphone en rentrant, dans une quinzaine maximum, je serai en pleine
«bourre» et je serai plus concentré…»...
Je
me surprends à penser : «A la grâce de Dieu»…
A
l’inverse et curieusement, je ne suis pas inquiète pour la petite Zelda car,
d’une part, elle est à la garde des parents de Daniel et, d’autre part, il
change facilement d’avis dès l’instant ou une trop grande responsabilisation
lui est demandée.
Quelques
semaines plus tard, son médecin me téléphone et m’assène la nouvelle :
-
«Daniel D. nous a quittés»...
Le
terme est ambigu et je reste sourde. Il est en voyage à Amsterdam, je suis au
courant…
- «Non, vous n’avez
pas compris, Daniel est mort...
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