Si
la pédopsychanalyse commence à être acceptée, l’ensemble de la société demeure
dubitative quant à la psychanalyse des nourrissons dont Françoise Dolto souhaitait
que sa pratique lui survive. Cette rencontre avec le tout petit homme est surprenante ; cependant, il
est encore une idée reçue qui veut que, dans la période pré-verbale, l’enfant
ne comprenne pas. Or, pour le pédopsychanalyste, l’enfant s’incarne avec toute
la Connaissance, Connaissance qu’il va refouler dès l’apparition du langage.
Ainsi peut-on dire que c’est en raison du privilège humain que représente la
parole que se met en place le processus de refoulement. Pour les moins critiques,
il s’agit d’un postulat ; les autres s’étonnent que la mère ne soit pas
psychanalysée et trouvent gênant que l’enfant prenne sa place au travers de la
cure. Il est vrai que, même si un problème d’éthique peut se poser, la pratique
pédopsychanalytique prouve bien que l’enfant va permettre une médiatisation du
langage qui fera que la mère sera sujet du discours et qu’enfin elle intègrera
sa fonction maternante, ce qui a été le cas pour Ingrid, la mère de Sonia…
Sonia
est une adorable petite fille de deux mois lorsque qu’elle m’est présentée. Je
l’accueille avec tout le respect que je lui dois. Les cris couvrent en partie
ma voix. Ils ne s’arrêtent que pour mieux récupérer un souffle mis à rude
épreuve mais qui témoigne d’une robustesse à faire pâlir les petits mâles de sa génération. Ingrid, sa mère, la
tient dans ses bras, désemparée, les yeux cernés par d’innombrables nuits sans
sommeil, au bord du désespoir.
- « Je
n’en peux plus d’entendre ses hurlements. Excédée, il m’arrive de lui donner de
petites tapes sur les fesses que je regrette instantanément avant de sombrer
dans une culpabilité démoniaque »...
Je
profite d’une légère accalmie pour me présenter à Sonia selon la technique de
Françoise Dolto :
- « Je m’appelle Chantal Calatayud, je suis
psychanalyste. Je sais seulement de toi que tu pleures sans arrêt et je vais
essayer de comprendre le message que tu désires faire passer »...
Sonia
arrête l’espace d’un instant la totalité de ses vagissements, me regarde, puis
redouble de pleurs. La grossesse d’Ingrid s’est déroulée dans de bonnes
conditions jusqu’au sixième mois, date à laquelle le père de Sonia a décidé de
partir en Inde pendant quelque temps. Dès lors, Ingrid a mis en place des
vomissements jusqu’à la naissance de Sonia. Le gynécologue a procédé au
déclenchement à la suite d’un dépassement de terme et d’une souffrance fœtale.
L’accouchement
s’est bien passé. Sonia pesait deux kilos neuf cent dix.
A
cette date, le papa n’est toujours pas rentré de son voyage. Le prénom de l’enfant
a été choisi d’un commun accord entre les parents en début de grossesse.
Ingrid, sur un ton résigné, laisse filtrer sa déception puisque Sonia ne
connaît toujours pas son père et que celui-ci étant routard ne donne que peu de
nouvelles. Il a appris la naissance de sa fille par téléphone alors qu’elle
était déjà âgée d’un mois et une semaine. De plus la communication a été coupée
et il n’a pas rappelé. Ingrid n’a pas eu le temps de lui parler de Sonia comme
elle aurait aimé.
Elle
trouve que le peu d’intérêt qu’il porte à sa fille correspond au profil de
l’homme dans la vie dont elle dit qu’il est égoïste et instable.
Les
cris aigus rendent cette première séance difficile mais tous ces éléments
fournis par la mère me permettent une nouvelle intervention auprès de
Sonia :
-
« Je pense comprendre pourquoi tu n’es pas contente du tout
de ce qui t’arrive. Tu as essayer de retarder le plus possible ta venue au
monde pour, en quelque sorte, attendre le retour de ton papa. Mais comme tu
étais en danger physiquement dans le ventre de ta maman puisque tu y étais
restée trop longtemps, le Docteur M. a provoqué ta naissance. Il t’a fallu
beaucoup d’énergie pour naître car il se peut que tu aies imaginé que tu
n’étais pas souhaitée et ainsi pas aimable. Je me doute que tu as été très
déçue que seule ta maman soit là pour t’accueillir. Il faut que tu saches que
tes parents t’aiment comme ils s’aiment sinon tu n’aurais pas pu
t’incarner »...
Sonia,
comme par magie, s’arrête de pleurer et essaie avec maladresse de porter ses
deux poings à la bouche.
Je
salue la mère et l’enfant que je reverrai dans quarante-huit heures.
La
cadence des consultations est fixée à deux par semaine car l’état psychique
d’Ingrid est limite.
Sonia
arrive d’une grande élégance à la deuxième séance. Sa robe tee-shirt bleu
marine et blanche à col marin met sa peau mate en valeur et elle ne pleure pas.
Ingrid semble étonnée car les hurlements de son bébé sont moins stridents et un
petit peu moins fréquents depuis vingt-quatre heures. Mais en revanche, elle ne
se jette plus aussi goulûment sur ses biberons.
Je
n’avais pas soulevé la question de l’allaitement lors de notre première
rencontre et la mère m’apprend qu’elle n’a pu allaiter sa fille que six
semaines en raison d’un abcès au sein. Le sevrage a été brutal mais
l’allaitement artificiel s’est fait sans difficulté. Je m’adresse à Sonia qui
semble me dévisager de toutes ses forces. Je la complimente pour ses progrès,
ce qui semble déclencher une véritable crise de hurlements qui s’interrompt
tout aussi brutalement.
- « Son père a téléphoné cette nuit. Il n’a pas pensé au décalage horaire et je
l’ai mal accueilli. Il a raccroché sans prendre la moindre nouvelle de Sonia »...
- « Il a pu être coupé » lançai-je comme pour faire comprendre à Ingrid que Sonia
a besoin d’entendre parler de son père en bien. Elle ne répond pas et semble
avoir saisi le message. Sonia grogne, je m’approche d’elle et reprends mon
monologue :
-
« Je n’ai pas la prétention, Sonia, d’avoir tout compris
de ta souffrance. Je te demande pardon si je ne comprends pas tout de ce que tu
veux dire mais je te promets de m’appliquer à te soulager »...
L’enfant se
tortille en grimaçant et cherche le sein de sa mère, ouvre une bouche
démesurée, s’énerve et pleure bruyamment.
Ingrid
arrive plus détendue au troisième rendez-vous. Le papa a téléphoné. Un gros
orage avait coupé la communication la dernière fois. Les inondations
compliquent son voyage, il est sur le retour.
Je
poursuis :
- « Il a peut-être envie de découvrir sa fille ? »...
Ingrid sourit et ne répond rien.
Sonia est calme et tient fermement l’index de
sa mère entre ses petits doigts...
- « Mon bébé est transformé. J’ai du mal à
y croire, elle pleure de moins en moins »...
Je
laisse un silence se poser, je n’interviens pas. Je reçois toujours la même
émotion lorsque ce genre de miracle se poursuit avec les nourrissons. Je parle à Sonia :
-
« Je suis heureuse du retour de ton papa, pour toi et ta maman et je suis
très satisfaite qu’il puisse trouver une petite fille sage à son
arrivée »...
Ingrid s’amuse à me raconter l’attitude gloutonne de Sonia
durant ses repas. Son bel appétit est revenu.
Quatrième
séance. Il pleut en cette veille du 15 août. Sonia est moite, elle a vomi
son premier biberon de la journée et refuse de s’alimenter hormis de l’eau sucrée.
Ingrid maîtrise mal la situation. Elle est inquiète et appellera le pédiatre
dès son retour chez elle.
Sonia
s’est endormie. Je ne lui parle pas car Ingrid insiste sur le sommeil léger du
bébé. Le père de Sonia est arrivé la veille. Il est « satisfait » de
sa fille. Ingrid le sait sincère. Mais Sonia a repris ses hurlements comme si tous les premiers résultats obtenus
n’avaient été qu’un mirage. La mère a passé une nuit blanche, le père ne s’est
pratiquement pas réveillé, « à cause de fatigue du voyage »
précise Ingrid.
Ingrid
arpente le bureau de long en large en berçant Sonia qui se calme. J’en
profite :
-
« Je pensais que tu accueillerais ton papa en souriant
mais tu en as décidé autrement. Tu lui exprimes ainsi ton mécontentement et la
peine qu’il t’a faite en n’assistant pas à ta naissance. Tu le punis, c’est ton
droit mais tu te fatigues peut-être pour rien car je pense que ton papa doit au
fond de son cœur regretter d’avoir manquer son premier rendez-vous »...
Les
yeux papillotent et se ferment. La fréquence des séances s’était espacée à une
fois par semaine. Cadence maintenue car tout laissait penser que Sonia
réagissait agressivement à son père pour lui faire part de son désarroi et que
cela était momentané.
Sonia
arrive enrhumée à sa sixième séance. La mère m’indique que le comportement est
redevenu « normal ». Les parents ont décidé de se marier à cause du
bébé. Je fais remarquer à Ingrid que l’expression est mal choisie. Elle se
reprend aussitôt :
-
« Cette séparation d’avec le père a en fait été
salutaire et nous avons passé la nuit à faire le point. Ce n’est plus Sonia qui
perturbe mon sommeil, ce sont nos discussions », dit-elle en riant.
« Nous avons tant à nous dire »...
Sonia est gênée par son encombrement
respiratoire. Je m’adresse à elle :
-
« Ce rhume traduit peut-être le
reste du gros chagrin que tu as eu pendant plusieurs jours. Tu as dû avoir peur
de ne jamais connaître ton papa. Il est là maintenant et tes parents, réunis à
nouveau, vont se marier. Tout va bien aller »...
Sonia
prend son pouce. Je pense qu’elle me transmet ainsi son désir de se débrouiller
toute seule désormais. Je lui caresse la main restée libre et décide avec sa
mère d’arrêter là les séances, sauf nécessité.
Ingrid
semble avoir acquis la certitude que Sonia ayant trouvé son père le problème
n’est plus. Le mariage est prévu pour la mi-octobre.
Ingrid
m’envoie une carte de vœux début janvier et en profite pour me donner des
nouvelles de Sonia dont la sagesse fait l’admiration de son entourage. Elle a
deux dents, prend quatre repas par jour dans les rires et la joie.
Ingrid
a pu reprendre son travail à la crèche et sa fille s’est bien adaptée. Le père
a trouvé une place de chauffeur-livreur et ce couple envisage de faire
construire une maison.
L’ancrage
est ainsi symbolisé…
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